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Véronique de Geoffroy & François Grünewald

Remettre les acteurs proches du terrain et des populations au cœur de l’action, rien de plus consensuel pourrait-on penser… L’expérience montre en effet depuis longtemps combien les acteurs locaux sont essentiels dans les premières heures et les premiers jours qui suivent un désastre ou encore pour accéder à des zones difficiles et contestées dans de nombreux conflits, là où les opérateurs internationaux ne sont pas les bienvenus. Pourtant, les débats sur la localisation et son opérationnalisation s’avèrent plus complexes que prévu. C’est ce que ce numéro spécial de la revue Humanitaires en mouvement cherche à éclairer de plusieurs points de vue, à travers des exemples issus de contextes très divers.

La définition même des acteurs locaux concernés par la localisation n’est pas claire puisqu’elle ne peut en aucun cas s’arrêter aux seules ONG et implique également les gouvernements, les agences nationales et locales de gestion des désastres, et les acteurs municipaux. Chacun de ces acteurs joue en fait un rôle spécifique propre à son mandat et à ses capacités comme décrit par Nawal Karroum dans son article sur la réponse à l’ouragan Mathieu en Haïti où elle souligne l’objectif commun des efforts de localisation qui vise à renforcer la résilience de la société haïtienne face aux désastres naturels récurrents.

En ce qui concerne les acteurs des sociétés civiles locales, leurs interactions avec les acteurs « internationaux » – terme inapproprié mais révélateur, puisqu’ils ne sont pas internationaux mais étrangers par opposition aux acteurs nationaux – ne sont pas neutres : les actions et financements humanitaires façonnent et transforment la société civile d’un pays donné, comme l’illustre l’article de Verena Richardier sur les évolutions de la société civile au Mali. De son côté, Véronique de Geoffroy montre comment, en Ituri (RDC), les ONG locales se sont adaptées à ce contexte humanitaire et sont pour la plupart nées de ce contexte, associé à la faiblesse de l’État.

En effet, de nouveaux enjeux apparaissent dès lors que l’on tente d’opérer un rééquilibrage plus pertinent et efficace des rôles et responsabilités entre acteurs locaux/nationaux et acteurs « internationaux ». A ce sujet, l’article de François Grünewald sur la localisation en Birmanie présente encore d’autres facettes des processus en cours ainsi que les enjeux de l’opérationnalisation de la localisation dans ce contexte, s’interrogeant notamment sur l’applicabilité des principes humanitaires aux acteurs locaux.

Par ailleurs, le risque est grand de voir ces ONG locales se transformer en clones de celles du Nord, perdant ainsi la richesse de leur nature « locale » qui leur permet de comprendre de façon très précise non seulement « quoi faire », mais aussi « comment faire ». Ce danger d’une standardisation selon le seul modèle occidental est particulièrement important pour certains types de programmes comme le décrivent Réiseal Ni Chéilleachair et Fiona Shanahan dans leur article sur le rôle des acteurs locaux dans les programmes de protection.

Toutes ces questions aussi riches que nombreuses rencontrées sur le terrain nourrissent les débats au niveau international. La localisation est en effet un processus collectif qui présente de nombreuses implications sur les acteurs du Sud mais aussi sur le système de l’aide, les modalités de financement et de reporting, etc. A ce sujet, la Fédération internationale de la Croix-Rouge a accepté de faire le point sur les avancées du groupe de travail du Grand Bargain dont elle assure la co-responsabilité (voir l’article de Kirsten Hagon). Quant au CICR, il a de son côté initié un travail interne dans le but de mieux appréhender son rôle et les implications de la localisation dans les contextes de conflits armés (voir l’article de Jérémie Labbé).

Enfin, le sujet de la localisation de l’aide – qui est donc surtout un enjeu de régulation des rapports de force et de respect entre acteurs – est porteur de nouvelles réflexions sur la solidarité. A ce titre, le point de vue très personnel d’un acteur « du Sud », Gabriel Rojas, chercheur et praticien colombien ayant occupé différents postes au sein du secteur, est particulièrement évocateur.

Ce 19e numéro de la revue Humanitaires en mouvement, qui évoque des expériences issues de terrains asiatiques, africains et latino-américains, cherche à éclairer avec lucidité et vigilance un chemin vers une meilleure reconnaissance du rôle joué par les acteurs locaux sur de nombreux terrains de crises, chemin riche de potentiels mais aussi de pièges pour l’avenir du secteur.