Auteur(s)

François Grünewald

La littérature sur les risques a fait émerger un bestiaire haut en couleurs pour décrire certains de ses concepts et deux de ses figures emblématiques illustrent particulièrement nos réflexions sur l’agilité : le rhinocéros gris et les cygnes noirs. Le rhinocéros gris est en effet à peu près certain de charger si vous l’excitez : c’est donc un risque certain, prévisible et face auquel on peut adopter des comportements préventifs ou réactifs. De son côté, l’existence des cygnes noirs crée un effet de surprise. À l’orée du XVIIIe siècle, quelle ne fut pas la surprise des premiers explorateurs européens arrivant dans les îles du Pacifique : tout le monde pensait que les cygnes ne pouvaient qu’être blancs et, face à eux, se trouvaient des vols de cygnes noirs. C’est sur cette surprise que s’est construite la théorie du cygne noir, ou théorie des événements rares, développée par le statisticien Nassim Nicholas Taleb dans un essai assez novateur Le Cygne noir. Cette théorie désigne par « cygne noir » un événement imprévisible, à faible probabilité (appelé « événement rare » en théorie des probabilités) mais qui, s’il se réalise, peut avoir des conséquences potentiellement très sérieuses.

Face aux risques prévisibles et aux incertitudes permanentes des contextes de crises, s’assurer que l’aide répond aux besoins, reste pertinente et crée le moins possible d’effets négatifs demeure un défi permanent. Et c’est là que se nichent les enjeux de l’agilité. Cet élément central de la qualité de l’aide et de la redevabilité des acteurs vis-à-vis des bénéficiaires comme des bailleurs de fonds doit se décliner à différents niveaux : celui de la compréhension de la situation et de ses trajectoires d’évolution possibles, celui de la décision d’agir ou d’allouer des fonds face à l’incertitude et aux risques, celui de l’erreur possible et de l’absence de regret, celui de l’adaptation des procédures administratives et financières pour accompagner le changement et, enfin, celui de la confiance toujours à reconstruire entre les différentes parties prenantes de la réponse à des crises complexes, multiformes et changeantes.

Cet enjeu de gestion des risques est aujourd’hui partagé entre acteurs humanitaires et de développement ainsi qu’avec les bailleurs de fonds qui collaborent de plus en plus souvent dans des contextes de crises durables sur des programmes multi-annuels orientés vers la reconstruction et/ou le renforcement de la résilience. Ainsi, l’agilité – ou la gestion adaptative – se développe à la fois face à l’installation des crises dans la durée et face au croisement des pratiques humanitaires et de développement dans les contextes de fragilité – deux grandes familles de contexte qui demandent des efforts spécifiques de gestion des risques à cause de leurs temporalités longues.

 

Agilité, flexibilité et, adaptabilité

L’agilité pose cependant de nouveaux défis aux opérateurs comme aux bailleurs de fonds : il s’agit en effet de rapprocher les temps de l’information, de la décision et de l’action. Pour cela, il faut être capable d’anticiper les possibles évolutions et de s’y préparer, mais aussi de tirer parti, avec exigence et mesure, des nouvelles technologies pour que les décisions soient prises à partir de données issues du terrain ; ceci implique des prises de décision courageuses face à l’incertitude. Il y a quarante ans, Robert Chambers énonçait le principe « d’ignorance optimale », c’est-à-dire le niveau de connaissances nécessaire pour prendre une décision. Où en est-on à présent par rapport aux besoins d’« evidence-based », face à l’« infoxication » (intoxication par excès d’information) et à la multitude des sources disponibles sur les réseaux sociaux ? Comment est-il aujourd’hui possible de rendre les projets plus flexibles par des procédures financières et de reporting renouvelées alors que les contextes ne cessent d’évoluer ?

Des outils ont été développés par un certain nombre d’acteurs. Pour certains bailleurs de fonds, l’enjeu est de créer des réserves mobilisables dans les contextes non prévus : ainsi ont été mis en place par les coopérations britannique (DFID) ou américaine (OFDA) des mécanismes appelés « crisis modifiers » qui permettent de répondre très vite à des besoins d’urgence. Une autre approche consiste à modifier très rapidement les contrats de développement pour garantir que les ressources destinées à cette approche puissent être réaffectées. Une autre série d’outils cherche à installer l’agilité de façon anticipatrice, notamment par des exercices de planification multi-scénarios très en amont dans le processus de conception des interventions. Enfin, d’autres approches cherchent à travailler sur les outils de planification classique, notamment la remise en cause du cadre logique ou, au moins, sa flexibilisation.

 

La flexibilité : une (r)évolution qui n’en a pas l’air

Jamais au cours de l’histoire moderne de l’action humanitaire, les budgets n’ont été si importants, les contextes aussi changeants et les procédures d’accès aux fonds et de redevabilité aussi lourdes et compliquées. La multiplication des formats de documents, la lenteur de nombreux processus de modifications contractuelles, ou encore la duplication des procédures d’audits et d’évaluations sont autant de contraintes à l’adaptabilité des interventions. Quelques lueurs d’espoir montrent néanmoins qu’il est possible d’avancer et de gérer le connu comme l’incertain : le développement de « fast tracks » ou encore la présence renforcée de certains bailleurs sur le terrain pour épauler le changement et le dialogue avec les acteurs opérationnels, et mieux comprendre les besoins d’adaptation. Les difficultés demeurent néanmoins importantes au niveau de certaines procédures administratives des bailleurs, notamment des financeurs de développement qui se lancent dans l’aventure compliquée de l’accompagnement des crises durables. Il faut également mentionner l’existence de blocages psychologiques chez les opérateurs qui se dédouanent de toute responsabilité en affirmant : « On ne peut rien faire, les procédures administratives ne permettent pas les adaptations ». Alors on s’acharne à respecter le cadre logique, quitte à s’éloigner de la pertinence pourtant essentielle de l’action…

 

Gérer les risques, s’adapter ou devenir nuisible

Nous n’avons sans doute désormais plus le choix : les évolutions technologiques et la multiplication des réseaux sociaux rendent nos erreurs visibles, nos absences de choix publiques et nos incapacités systémiques à être « agiles » criantes. Il faut donc vite rassembler des chercheurs, des opérateurs et des bailleurs de fonds qui se sentent concernés par ces enjeux pour échanger sur les défis que pose la gestion des risques et de l’incertitude, mais aussi pour tenter d’explorer de nouvelles pistes. Face aux rhinocéros gris et aux cygnes noirs, saurons-nous nous équiper en stratégies, outils, méthodes et modes de dialogue entre acteurs ? Il le faut car le défi est majeur.

L’agilité : une thématique portée par le Groupe URD depuis vingt ans

Engagé dans ces réflexions depuis sa création en 1993, le Groupe URD se lance dès la fin des années 90 dans diverses opérations destinées à faciliter l’apprentissage « en temps réel » et l’adaptation des programmes. Suite à l’Ouragan Mitch qui frappe l’Amérique centrale en 1998, le Groupe URD mène un processus d’évaluations répétées intégrant des exercices d’échanges avec les acteurs de terrain, processus théorisé sous le vocable d’Évaluations Itératives avec Mini-Séminaires (EIMS). Le Groupe URD développe ensuite et met en œuvre cette méthodologie dans plusieurs contextes : Afghanistan, crise du Kosovo, tsunami de 2004 (8 missions dans une période s’étendant de 3 mois à 4 ans après le tsunami), Mali (12 missions entre 2012 et 2018), Haïti (15 missions d’une durée de 3 semaines à 5 ans après le séisme), Népal (7 missions situées entre 3 mois et 3 ans après le séisme). Par la suite, en raison de demandes de suivi rapproché et de « quasi-coaching » entre les missions, mais aussi afin de renforcer l’efficacité des évaluations et de stimuler en temps réel l’amélioration des pratiques, le Groupe URD se lance dans la création d’Observatoires. Il en crée en Afghanistan, au Tchad et en Haïti pour rapprocher l’apprentissage des acteurs de terrain. Et en 2018, débutent deux processus d’accompagnement à l’agilité : l’un au sein du projet RESILAC sur la zone du Lac Tchad et l’autre en appui au programme Key au Mali, combinant EIMS, planification multi-scénarios et recherches opérationnelles.

Ingénieur Agronome de l’INA-PG spécialisé en économie rural, François Grünewald travaille depuis plus de 35 ans dans le secteur de la solidarité internationale. Après différents postes à l’ONU, au CICR et dans les ONG, il est devenu directeur général et scientifique du Groupe URD. Depuis 1997, il y anime les activités de recherche et conduit de nombreuses évaluations de programmes humanitaires et de reconstruction pour les bailleurs, le CICR, les Nations Unies et les ONG. Il a également conduit de nombreux travaux sur la gestion des catastrophes. Ancien professeur associé à l’Université Paris XII, il enseigne dans de nombreuses institutions en Europe, ainsi qu’au Canada et aux États-Unis.

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