Auteur(s)

Jean-Bernard Véron

Le programme d’aide aux personnes déplacées puis de relance des activités agricoles et de l’élevage dans les régions nord du Mali,  mis en œuvre au Mali par l’Association des organisations professionnelles paysannes (AOPP), dans un contexte de crise/sortie de crise, avait pour premier objectif de marier aide humanitaire au profit des populations rurales déplacées – et de leurs communautés d’accueil – et réinsertion des déplacés. Le second objectif – la réinsertion, c’est-à-dire la reprise des activités économiques des déplacés – visait non seulement la relance des activités en question, mais aussi une opération de développement, au sens premier du terme, et donc d’amélioration des résultats  en matière d’agriculture et d’élevage.

Pour atteindre ces deux objectifs, ce programme avait mis l’accent d’une part sur l’agilité, tant au niveau de sa conception que de sa mise en œuvre, et d’autre part sur la redevabilité vis-à-vis des bénéficiaires dans le choix des actions soutenues. Cela, bien évidemment, en visant la qualité dans les résultats potentiellement obtenus. Ce programme suivait donc – de ce triple point de vue – les tendances récentes qui gouvernent l’aide, en particulier dans les situations de crise.

 

Le contexte et les défis

La crise sécuritaire que traverse le Mali depuis 2012 a eu un double impact négatif sur les populations directement ou indirectement concernées. D’une part, elle a mis en péril la couverture des besoins élémentaires des personnes déplacées et induit une surcharge dans les communautés d’accueil de ces dernières. D’autre part, les déplacés ont dû interrompre leurs activités, à savoir l’agriculture et l’élevage, qui leur permettaient d’être économiquement autonomes. En outre, leur retour – une fois la situation sécuritaire stabilisée – s’est heurté à la détérioration de leurs moyens de production, comme précisé ci-dessous.

Le programme se proposait donc de venir en aide aux populations impactées par la crise, selon une approche LRRD (Linking Relief Reconstruction and Development), c’est-à-dire en combinant aide humanitaire, au profit des déplacés mais également des communautés d’accueil, puis relance des activités économiques de ces mêmes déplacés de retour dans leur région d’origine. C’était donc là un double défi, non seulement d’adaptation aux évolutions du contexte et donc un passage de la phase d’aide humanitaire à la phase d’aide à la réinsertion et au développement, mais également d’adéquation avec la diversité des attentes des bénéficiaires. Afin de relever ces défis, il s’est avéré indispensable de faire preuve à la fois d’agilité dans les appuis successifs apportés et de redevabilité vis-à-vis des attentes des bénéficiaires de ce programme.

 

Les objectifs et la mise en œuvre

Compte tenu de la situation, ce programme s’était fixé plusieurs objectifs en adéquation avec sa double finalité d’abord humanitaire, puis de réinsertion et de développement. Le premier de ces objectifs était, dans la phase humanitaire du programme, de couvrir des besoins de base au profit des déplacés mais aussi des communautés d’accueil. En l’occurrence, la fourniture de kits alimentaires et de moustiquaires imprégnées contre le paludisme, la formation au dépistage d’agents sanitaires, ainsi que la prise en charge d’enfants dénutris. Ces besoins avaient été définis sur la base des attentes des deux groupes cibles.

Le second objectif consistait à relancer les activités pour permettre aux déplacés, une fois de retour dans leur région d’origine, de reconquérir leur autonomie économique et donc de se passer de l’aide humanitaire, cela en accord avec leurs attentes. La mise en œuvre se fit de deux manières :

– en ce qui concerne les activités agricoles, pratiquées par les hommes : fourniture de semences et d’intrants, de pelles et de brouettes afin de remettre en état les diguettes des périmètres d’irrigation, ainsi que d’ânes et de charrettes indispensables pour le transport des récoltes et du fumier ;

– pour ce qui est de l’élevage, sous la responsabilité des femmes : fourniture de deux brebis et de tourteaux de coton destinés à l’alimentation des animaux.

L’agilité qu’il convient de souligner ici concernait l’adaptation de ce programme au contexte humain. Il comportait en effet des composantes ciblant les hommes, en l’occurrence la riziculture irriguée, et d’autres ciblant les femmes sous forme d’élevage, ainsi que, plus marginalement, de maraîchage. De ce fait, il était en adéquation avec la diversification des activités qui permet aux familles concernées de mieux faire face aux éventuels aléas, en particulier climatiques, mais aussi aux fluctuations du marché pour la fraction commercialisée de leurs productions. On doit également noter que cette diversification des activités est de pratique très ancienne et permet à ces communautés de gérer au mieux certains des aléas auxquels leurs activités sont confrontées.

Le troisième objectif était, d’une part, de renforcer la résilience des bénéficiaires face aux risques climatiques et, d’autre part, d’améliorer les performances dans les domaines de l’agriculture et de l’élevage. Ainsi, les semences fournies étaient des semences sélectionnées, notamment de riz wasa, de pommes de terre et d’oignons, variétés qui combinent toutes bons rendements, adaptation à une pluviométrie parfois erratique et donc cycle court et résistance aux herbes parasites comme le striga. Quant aux femmes, chacune destinatrice d’une paire de brebis, elles reçurent une formation à l’embouche et aux soins, ce qui permet des agnelages précoces.

Le quatrième objectif, fondement de la redevabilité du programme, était son appropriation par les bénéficiaires selon une démarche allant du bas vers le haut. Cette démarche privilégiait le recours à des structures locales, non seulement pour fournir une analyse fine de la situation, mais aussi pour définir les composantes de ce programme et les modalités de sa mise en œuvre.

En conséquence, le contenu du programme puis ses modalités de mise en œuvre, ont été arrêtés dans le cadre de discussions avec des organisations paysannes de base (OP) qui bénéficiaient par ailleurs de l’appui des AOPP régionales et de l’AOPP nationale, sans recourir à des acteurs étrangers, qu’il s’agisse d’ONG humanitaires ou de développement, ou encore de bureaux de consultants et d’entreprises.

Le choix des bénéficiaires et les composantes du programme « Village par village » furent le résultat de discussions entre les membres de chacune des OP locales concernées. Pour cela, ces dernières ont reçu des appuis multiformes de la part des instances régionale et nationale des organisations paysannes, appuis qui contribuèrent également à consolider les dites organisations locales.

En ce qui concerne le choix des bénéficiaires, il relevait de chaque OP et visait notamment les plus vulnérables, en particulier les veuves, mais aussi quelques acteurs particulièrement performants afin de servir d’exemples aux autres membres de l’OP. Au niveau local, qu’il s’agisse de riziculture irriguée, d’élevage ou de maraîchage, l’OP fournissait les semences, les intrants, les outils, le gazole pour les pompes d’irrigation, ainsi que les animaux. En retour, l’OP percevait, après la récolte ou la mise sur le marché des agneaux nouveaux nés, une redevance couvrant le coût de ses prestations. De plus, elle pouvait acheter les productions excédentaires aux paysans et les écouler sur les marchés de gros.

De leurs côtés, les AOPP régionales intervenaient en appui technique et mettaient à la disposition des OP locales les financements qui leur étaient délégués par l’AOPP nationale. Quant à cette dernière, elle centralisait les demandes venues de la base, qu’elle mettait en regard des ressources financières disponibles. L’AOPP était également responsable des fonctions de capitalisation et de diffusion des réussites ou des échecs auprès des organismes membres, notamment en organisant des visites d’échange entre OP. Cela répondait à la fois à des objectifs d’agilité dans les choix finalement retenus et de redevabilité vis-à-vis des bénéficiaires du programme pour améliorer les performances de leurs diverses activités, conformément à un impératif de qualité.

Par ailleurs, l’AOPP nationale déployait des activités de plaidoyer ciblant les pouvoirs publics afin d’opérationnaliser la nouvelle Loi d’orientation agricole et de dénoncer les appropriations foncières du fait des déplacements de populations. Elle se donnait en outre un objectif complémentaire de renforcement des organisations de base et d’autonomisation progressive sur le plan financier, renforcement et autonomisation qui se sont avérés le produit indirect d’un programme ayant par ailleurs des objectifs bien concrets de production.

 

Les résultats et les suites

À ce jour, les résultats engrangés par ce programme paraissent positifs si on les mesure à l’aune de ce qu’il a apporté tant aux bénéficiaires qu’aux organisations. Des incertitudes demeurent toutefois.

Les rendements de la riziculture pour les bénéficiaires du programme ont été fort honorables, de l’ordre de 50 à 60 quintaux à l’hectare pour leur première récolte. En revanche, les paysans de cette même région qui n’avaient pas bénéficié du programme et qui pratiquaient traditionnellement des cultures pluviales ou de berge ont pâti du déficit pluviométrique du dernier hivernage.

Grâce à la formation vétérinaire et à l’embouche reçue par les femmes, les brebis ont mis bas plus rapidement. En outre, en ce qui concerne les femmes maraîchères, chacune a pu passer de deux à six planches, ce qui a permis des augmentations de production conséquentes. Enfin, elles ont pu sécuriser une partie des recettes issues de la vente à crédit de leurs produits aux fonctionnaires, lesquels sont des acheteurs plus fiables du fait de leurs revenus réguliers.

Il faut également noter que, grâce à cela, elles ont pu emprunter à une institution de microfinance pour faire construire deux hangars de stockage et ont remboursé sans difficulté le crédit correspondant. Le programme a également permis une relance de la dynamique semencière car les semences utilisées sont de bonne qualité, adaptées au contexte climatique de le région et fournies par des OP spécialisées dans cette production.

En ce qui concerne les résultats obtenus dans les domaines des cultures et de l’élevage, ce programme a atteint les objectifs qui lui étaient fixés, conformément au niveau de qualité qu’il visait. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’est pas – ou ne sera pas – confronté à l’avenir à des difficultés de divers ordres.

La première de ces difficultés est bien évidemment la situation sécuritaire instable du Mali. Certes, les forces armées – tant de l’opération française Barkhane que de la MINUSMA des Nations Unies et du G5 Sahel – ont contribué à réduire la conflictualité dans certaines régions du nord du pays. Mais le peu de résultats obtenus à ce jour au titre des accords d’Alger, ainsi que la diffusion de l’insécurité vers le centre du Mali et la région des trois frontières (que cette insécurité soit le fait de groupes djihadistes, de trafics, en particulier de cocaïne d’origine latino-américaine, ou d’affrontements communautaires, notamment entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades), font incontestablement peser des menaces sur les populations de ces régions, et donc potentiellement sur celles qui ont bénéficié du programme. Ainsi, on ne saurait sous-estimer le risque de nouveaux déplacements de population qui ramènerait à la situation initiale ayant justifiée ce programme. Et il est probable que l’agilité ne saurait relever à elle seule ce défi d’ordre sécuritaire.

À cela s’ajoute la question de la commercialisation des récoltes. En effet, la mise sur le marché de productions plus importantes a ponctuellement déséquilibré le ratio offre-demande et a donc eu un impact dépressif sur les prix de vente, engendrant parfois ici ou là la perte d’une partie de ces productions. La raison en est la suivante : faute de capacités de stockage (et de conservation pour des denrées périssables telles que les oignons ou le lait), il n’est a priori guère possible d’étaler dans le temps leur écoulement. Cela étant, et c’est là un autre signe d’agilité et d’implication des bénéficiaires, certaines OP ont commencé à envisager un complément à ce programme sous forme de construction de greniers collectifs.

Une autre difficulté, ou question en suspens, concerne les déplacés qui ne sont ni agriculteurs ni éleveurs, mais petits commerçants ou artisans. Cela suppose en effet que leur réinsertion économique fasse l’objet d’autres modalités d’appui, par exemple via la microfinance pour les investissements indispensables à la relance de ces activités. Si tel était le cas dans une éventuelle nouvelle phase du programme, celle-ci s’inscrirait tout à la fois dans des objectifs d’agilité et de redevabilité en ciblant de nouvelles catégories de bénéficiaires selon les besoins de ces derniers.

 

Conclusion

À l’heure actuelle, le recours d’une part au concept d’agilité, dans l’analyse préalable, le choix des composantes et la mise en œuvre (en collant à un contexte malien évolutif ainsi qu’aux pratiques économiques des bénéficiaires) et, d’autre part, l’accent mis sur la redevabilité envers les dits bénéficiaires, ont permis à ce programme d’engranger des résultats satisfaisants et conformes à sa finalité.

Par ailleurs, il a consolidé sur de nouvelles bases la relation entre aide humanitaire – sauf évidemment dans ce qui relève des secours d’urgence – et aide au développement. De ce fait, ce programme tend donc à effacer une frontière qui n’a plus guère de sens, tout particulièrement dans des situations d’insécurité évolutive et de longue durée.

 

Jean-Bernard Véron – Jean-Bernard Véron a fait l’essentiel de sa carrière à l’Agence Française de Développement, où il a successivement dirigé la Division de recherche économique, la Division du développement rural en Afrique centrale, orientale et australe , puis le Département Asie, Caraïbes et Pacifique. Par ailleurs il a créé et dirigé un service centré sur les situations de crise, avec un accent particulier sur les pays du Sahel, la Somalie, l’Afghanistan et la Colombie. Il est aujourd’hui membre du Comité des solidarités internationales de la Fondation de France, du Comité de rédaction opérationnel de la revue Afrique Contemporaine et du bureau du Comité de coopération avec le Laos.  Il est par ailleurs romancier et photographe.

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