Auteur(s)

Lisa Daoud & Edmond Wach

Le lien entre agilité de l’aide et l’utilisation des technologies de l’information peut paraitre évident, il n’est en réalité pas systématique. Les Universités d’automne de l’humanitaire (UAH) 2018 ont été l’occasion de rassembler des experts d’horizons divers sur cette question. Cet article s’inspire de ces échanges pour formuler des messages quant à l’utilisation des technologies de l’information dans les programmes d’aide.

 

Introduction

Comment améliorer notre capacité de prise de décision dans les contextes de crise ? Comment adapter plus rapidement nos réponses ? Comment s’assurer que nous apprenons de manière continue grâce au suivi des changements ? Une même réponse revient en général pour ces trois questions : les technologies de l’information ! Réponse qui sonne actuellement comme une évidence : si les processus de décision rapides nécessitent de disposer d’informations en temps réel, et si l’amélioration continue des projets demande d’accéder à des données fiables, les systèmes d’information et les outils numériques semblent constituer une composante majeure, voire la voie « royale ». Il est à ce titre révélateur que le concept d’agilité ait pris naissance dans le monde du développement logiciel pour qualifier la méthode qui consiste à rapprocher les concepteurs de solution des utilisateurs finaux et ainsi raccourcir les cycles de développement.

Nos vies d’humanitaire ont vu naître et grandir les solutions numériques permettant de collecter, traiter et agréger les données de contexte et de suivi de projet. Considérons par exemple les évolutions que RedRose10 a représentées pour la gestion des programmes cash ou HDX11 pour l’analyse des besoins : la structuration de l’aide internationale peut désormais reposer sur des données, souvent quantitatives, censées permettre aux décisionnaires sur le terrain et au siège de prendre des décisions plus éclairées, au meilleur moment, en s’appuyant sur des données probantes. Dans le secteur privé lucratif, les plateformes communautaires – au premier plan desquelles Airbnb et BlablaCar – semblent également montrer que les avancées technologiques peuvent aussi permettre plus de participation et de contrôle de la part des utilisateurs d’un service : L’ONG IRC s’en est par exemple inspiré pour le développement de Serviceinfo, une plateforme permettant aux réfugiés syriens du Liban de noter les services humanitaires selon le principe de crowdsourcing, cela afin d’être plus réactif et plus proche des bénéficiaires – en somme, plus agile. Mais le lien entre outil technologique et qualité de l’aide est-il si évident ?

S’il est essentiel de reconnaître l’apport des technologies de l’information à l’agilité, cela ne doit pas nous empêcher de constater que ce n’est pas toujours le cas.

La numérisation semble nécessaire, au moins en tant que composante du plan d’agilité, mais quelles pratiques sont à recommander pour que la technologie soit bien au service d’une aide agile et de qualité ?

 

Message 1 : L’utilisation d’une technologie doit s’appuyer sur des usages précis pour un type de décideur particulier.

« Le futur (et le présent) est numérique » conclut le rapport du CICR sur l’utilisation de la technologie dans les interventions en zone de conflits. Être « digitally-prepared » permettrait aux organisations de fournir des services plus redevables et de qualité. Le rapport introduit toutefois une nuance : le déploiement de solutions technologiques devrait être vu comme « moyen vers une fin, plutôt que comme une fin en soi – ce qui est encore souvent le cas ». Alors, quelle est la fin ? Pourquoi, dans les contextes de crise, voulons-nous des données ?

Répondre à ces questions et clarifier le fait que les données doivent être au service de décisions (opérationnelles et institutionnelles), c’est faire la moitié du chemin. Quelles décisions doivent-être prises et où le sont-elles ? En bref : à quel décideur les données sont-elles destinées et pour quel « sens » ?

Le développement des technologies de l’information permet l’accès plus rapide aux données. Les « desks » des sièges de Paris, Bruxelles ou encore Genève, peuvent accéder (parfois en temps réel) aux données de contexte et de suivi des projets de leurs équipes. Il est alors tentant de faire reposer la décision sur le top management, ce « pilote dans l’avion » qui a la sensation – dans le grand village mondialisé – de disposer d’autant, voire de plus d’informations que les terrains. Mais cela ne va-t-il pas à l’encontre de décisions contextualisées, rapides et efficaces ? La centralisation de la décision que permet la diffusion a-t-elle en quelque sorte bloqué l’agilité des réponses sur le terrain ? Quant à l’alliance entre M&E (Monitoring & Evaluation) et agilité, qualifiée dans une étude récente d’« art sous-développé »12, elle ne semble pas avoir trouvé de « champion » pour l’instant. Pire, c’est parfois le besoin d’agilité qui excuse le manque de préparation ou de structuration des systèmes de suivi. In fine, s’il arrive donc que les tableaux de suivi des indicateurs servent l’amélioration continue, les systèmes créés ne nourrissent bien souvent que… le reporting bailleur.

Si elle entend appuyer l’agilité, la numérisation d’un processus doit être précédée par une analyse des prises de décision que ce processus cherche à appuyer et de leur logique. Sans une formalisation préalable des rôles et responsabilités, et une clarification du mode décisionnel, il sera difficile de choisir et configurer une technologie adaptée permettant d’augmenter l’efficience et la qualité en général : il existe en effet des besoins différents en fonction des niveaux visés. À ce titre, l’exemple des indicateurs organisationnels est parlant : le premier réflexe des dirigeants est souvent de pousser à l’installation de logiciels dits de « business intelligence » qui permettent la visualisation d’indicateurs agrégés. Mais est-il vraiment prioritaire pour les bureaux pays de remonter mensuellement leur « nombre d’infrastructures réalisées », alors que la gestion des activités et la mesure des changements constituent encore des défis qui demandent une finesse d’analyse plus grande et des solutions numériques adaptées ? L’usage sera différent sur le terrain, et différent aussi entre les niveaux sur ce même terrain. Nous devons donc accepter que ce qui marche pour l’un ne soit pas forcément la réponse aux besoins de tous les décideurs, à tous les niveaux et dans toutes les organisations. Adopter des technologies appropriées serait donc synonyme d’analyse de situation et de prise de risque tant il est difficile de transposer une configuration (ou un outil) dans un autre contexte sans l’avoir repensé, l’outil unique n’existant pas.

Enfin, l’usage des technologies nous amène à nous questionner sur les processus de prise de décision : comment les décideurs tranchent-ils ? Sur la base d’expériences, de connaissances capitalisées, de données objectives ? Sans doute un peu des trois, et il est intéressant de noter que des travaux récents (hors secteur humanitaire13) montrent que les individus auraient tendance à rationnaliser et/ou légitimer après-coup leurs décisions grâce aux données et non l’inverse, comme souvent posé en postulat. Ce sont aussi fréquemment les relations interpersonnelles qui apportent la connaissance et le savoir (et donc la décision), plutôt que les informations générées par elles-mêmes et alimentées par des données plus ou moins fiables. À ce sujet, les études du Groupe URD14 et d’ALNAP15 sur la prise de décision devraient permettre de faire avancer la discussion.

 

Message 2 : Si les individus et les organisations ne changent pas de « culture tech » au préalable, la numérisation ne sera d’aucun effet, voire pire : elle pourrait aggraver la situation actuelle.

Le secteur de l’aide n’échappe pas aux paradoxes des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) auxquels fait face la société en général. Utilisées avec certaines intentions, ces technologies rendraient le monde plus participatif et redevable (liberté d’expression, transactions décentralisées), mais avec d’autres elles deviennent des instruments qui alourdissent les processus et peuvent également présenter des tendances totalitaires (étiquetage et surveillance, voire identification et punition des comportements déviants). En résumé, la « tech » devient ce que l’on en fait.

Telles que nous les connaissons aujourd’hui, les NTIC sont orientées quantité et output. Les données ne portent pas de « savoir » de manière intrinsèque et celles issues des systèmes d’information institutionnalisés permettent rarement une réflexion en temps réel (elles demanderont au minimum un nettoyage et certainement une contextualisation ou triangulation). De plus, cette masse difficilement digérable – et encore moins sans compétences associées de type data scientifist – n’est que trop peu mise au service d’une réflexion sur la pertinence de la réponse à la crise, et ne fait parfois qu’alimenter une sorte de « guerre des données » : avoir le plus de données, c’est avoir une plus grosse part de « marché humanitaire », comme le sous-entend Alice Obrecht, chercheure à ALNAP.

Par ailleurs, les systèmes d’information numérisés ont une fâcheuse tendance à figer les modalités, processus, calculs et catégorisations de données, afin de garantir la bonne santé de leurs formules et algorithmes. N’est-ce pas le rêve de beaucoup d’entre nous d’entendre un utilisateur affirmer lors d’une user story permettant l’analyse d’un système en vue de sa numérisation : « je fais toujours ça comme ça quels que soient la situation et le contexte » ? Autrement dit, la définition même de l’anti-agilité… Or, les fonctionnements informels, les changements d’objectifs et les prises de décision rapides qui sont les ennemis des développeurs informatiques sont particulièrement courants dans l’action humanitaire. Par conséquent, si les algorithmes ont une place privilégiée dans l’appui à la décision, ils se doivent d’être adaptables régulièrement, transparents et accompagnés de mécanismes d’appel et de suivi « humains » qui garantiront au projet la flexibilité nécessaire (pensons à l’exemple du Proxy Means Test utilisé au Liban pour sélectionner les réfugiés bénéficiaires des transferts monétaires). Enfin, la dimension financière ne doit pas être négligée : des systèmes d’information adaptés requièrent un investissement continu pour anticiper les changements.

Au niveau des mentalités, deux préalables se dessinent donc au sein du secteur : d’une part, nous devons cesser d’être « tech optimistes » à tout prix, de croire en l’investissement ponctuel et de considérer l’harmonisation des outils comme une solution magique, c’est-à-dire être plus « Knowledge-Driven » que « Data-Driven » pour reprendre l’expression de François Grünewald. D’autre part, il nous faut mettre en avant les valeurs et approches que nous souhaitons utiliser, mais aussi identifier les actions et les décisions que nous voulons rendre plus efficientes afin que les technologies développées soient représentatives et au service de celles-ci. En d’autres termes, respecter notre culture humanitaire !

Message 3 : Les NTIC ne sauveront ni le monde, ni l’humanitaire…

… et ne pallieront ni le manque de compétences (notamment de management), ni les mauvaises analyses de contexte, ni le déficit d’écoute.

Les organisations, mais surtout les individus au sein de ces organisations, devraient investir en priorité dans les technologies à fort impact (plutôt que dans celles à impact présumé). Quiconque a déjà participé à un forum sur l’aide et la technologie a pu constater à quel point le monde humanitaire n’est pas épargné par l’attrait des « tendances ». Pour reprendre les termes de Sarah Selford, actuelle dirigeante du Humanitarian Data Center de la Haye : « it is not all about big data » (« les données à grande échelle ne sont pas la clé de tout »). Le défi des organisations opérationnelles est en effet plutôt de gérer et donner du sens à des bases de données éparses, non standardisées et limitées en termes de taille, bien loin du big data dont parlent certains dirigeants. De la même manière, l’expérience de Simon Johnson16 au GeONG 201817 est significative : la blockchain, les cryptomonnaies et l’assistance vocale ont été considérées par les participants de la conférence comme ayant un impact surestimé, alors qu’OpenStreetMap, HXL ou encore IATI sont des « héros » méconnus (et dans lesquels peu d’investissements sont réalisés). Les tests pilotes de toutes les technologies, même les plus futuristes, sont utiles pour faire avancer le secteur mais occultent parfois les défis actuels : ainsi, il n’est pas rare de voir les Cellules Innovation des organisations humanitaires s’étoffer et travailler, avec des budgets importants, à l’adaptation des dernières technologies à la mode, les départements opérationnels restant démunis quant à l’utilisation adéquate du numérique (par exemple, au niveau de la collecte de données mobiles, de la gestion de cas, etc.).

Certes, le Famine Action Mechanism – l’essai conjoint du CICR, des Nations unies, de la Banque mondiale, de Microsoft, Amazon et Google – essaie de prouver le contraire. Ce projet lancé en 2018 entend en effet « aider à anticiper les famines et les périodes d’insécurité alimentaire avant que ces évènements ne surviennent », en combinant intelligence artificielle et machine learning. S’il sera intéressant de suivre les résultats concrets de cet essai innovant, on sait toutefois que la faible réactivité des acteurs face aux épisodes de famine relève également d’autres facteurs : le manque de partenaires opérationnels sur place, les difficultés d’accès ou encore le facteur humain, ce à quoi la technologie ne peut répondre.

 

Conclusion

Le lien entre technologie et agilité de l’aide ne va pas de soi et nous questionne sur nos pratiques. A-t-on vraiment besoin de données en temps réel au niveau siège ou région pour prendre des décisions ? Difficile de le dire si les décisions elles-mêmes ne sont pas prises au meilleur endroit et que la technologie semble seulement légitimer un sentiment illusoire de connaissance et de contrôle. Les systèmes d’information génèrent-ils naturellement des données fiables ? Ces questionnements sont à mettre au regard des faiblesses méthodologiques fréquentes des collectes de données réalisées sur le terrain. Fonder nos analyses sur des données, sans les croiser solidement avec l’expérience et la connaissance du contexte, est bien souvent inutile, la « couche technologique » risquant parfois de justifier l’utilisation de données18 inappropriées. Enfin, les acteurs de l’aide sont-ils vraiment en mesure d’adapter leurs réponses grâce aux retours des outils numériques tels que le crowdsourcing ? De nombreuses faiblesses structurelles persistent et la technologie ne saurait toutes les régler, pouvant même contribuer à les occulter si la tendance actuelle se poursuit sans l’exigence d’une forte remise en question des approches et des pratiques.

 

Lisa DAOUD
Lisa Daoud est chercheure au sein du groupe URD et membre du conseil d’administration de Solidarités International. Elle accompagne les organisations sur les enjeux d’amélioration des approches de suivi-évaluation et de redevabilité. Elle travaille depuis 7 ans dans le domaine du suivi-évaluation dans des contextes de crise divers (Soudan, Soudan du Sud, République Centrafricaine, Mali, Haïti, Thaïlande, Afghanistan, Syrie, Liban).

Edmond WACH
Avec plus de 10 d’expérience sur les terrains de crise et en tant que référent technique au sein de différents sièges (notamment auprès de SOLIDARITES INTERNATIONAL et Terres des hommes), Edmond Wach est chef de projet en gestion de l’information au sein de organisation technique à but non lucratif CartONG. Cette dernière est spécialisée dans la fourniture de services et d’outils de cartographie, de collecte de données sur mobiles et de gestion de l’information pour les secteurs de l’humanitaire et du développement.

 

Sources :

  1. RedRose propose une carte électronique pour gérer les activités de distribution humanitaire.
  2. Humanitarian Data Exchange
  3. Cf. le rapport de Christian Aid Ireland et ODI, Learning to make a difference Christian Aid Ireland’s adaptive programme management in governance, gender, peace building and human rights, 2018.
  4. https://hbr.org/2018/10/how-to-make-sure-youre-not-using-data-just-to-justify-decisions-youve-already-made
  5. https://www.urd.org/Evidence-based-decision-making-for,2754
  6. https://www.alnap.org/help-library/operational-humanitarian-decision-making-infosheet
  7. https://simonbjohnson.github.io/humanitarian_hype_2018/geong.html et https://medium.com/@Simon_B_Johnson/humanitarian-technology-hype-2018-96f0ed993140
  8. http://www.cartong.org/geong/2018
  9. https://en.wikipedia.org/wiki/Garbage_in,_garbage_out
  10. RedRose propose une carte électronique pour gérer les activités de distribution humanitaire.
  11. Humanitarian Data Exchange
  12. Cf. le rapport de Christian Aid Ireland et ODI, Learning to make a difference Christian Aid Ireland’s adaptive programme management in governance, gender, peace building and human rights, 2018.
  13. https://hbr.org/2018/10/how-to-make-sure-youre-not-using-data-just-to-justify-decisions-youve-already-made
  14. https://www.urd.org/Evidence-based-decision-making-for,2754
  15. https://www.alnap.org/help-library/operational-humanitarian-decision-making-infosheet
  16. https://simonbjohnson.github.io/humanitarian_hype_2018/geong.html et https://medium.com/@Simon_B_Johnson/humanitarian-technology-hype-2018-96f0ed993140
  17. http://www.cartong.org/geong/2018
  18. https://en.wikipedia.org/wiki/Garbage_in,_garbage_out

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