Auteur(s)

Lisa Daoud & Véronique de Geoffroy

En quelques décennies, tous les signaux environnementaux sont passés au rouge (hausse des températures et du niveau des océans, pollutions, disparition massive d’espèces vivantes, dégradation des sols continentaux, pénuries d’eau, destruction des forêts, fonte des pôles, des calottes glaciaires, des permafrosts, etc.). Le pic pétrolier aurait été atteint en 2008 selon l’Agence Internationale de l’Énergie1, et les perspectives de croissance démographique évoquent le chiffre de 9,8 milliards d’êtres humains en 2050. Par ailleurs, de nombreux rapports d’analyse prospective partagent la crainte d’une aggravation des crises relatives à la défaillance des États, aux persécutions des minorités et aux épidémies. Dans ce contexte, une science s’est développée – la collapsologie (du latin collapsus qui signifie « tombé d’un seul bloc ») – même si elle n’est pas tout à fait nouvelle. Cette discipline prolonge effectivement la théorie de l’effondrement, évoquée pour la première fois dans le rapport Meadows de 1972 du Club de Rome qui s’intéresse à ce que l’humanité ne souhaite pas envisager : l’effondrement imminent de la civilisation thermo-industrielle. Témoin des terribles impacts des désastres liés aux fureurs de la nature et à la déshérence des populations plongées dans les conflits, la pauvreté et les crises politiques, le secteur de l’aide tiendra un rôle de premier plan dans les réponses à ces scénarios d’effondrement possible du système global.

 

Quatre grands scénarios pour les scénarios à venir

 

L’analyse qui suit a été réalisée à l’aune de quatre scénarios types élaborés à partir des travaux de David Holmgren et Pablo Servigne2. Ces deux auteurs ont en effet développé différentes hypothèses d’évolution de nos sociétés au niveau de la planète, d’une région ou d’une ville, en fonction des effets du changement climatique, des dégradations globales de la biodiversité et du déclin des énergies fossiles. La temporalité et la localisation de ces scénarios sont donc changeantes en fonction des zones géographiques et de leur exposition aux risques climatiques, mais aussi des capacités de résilience des populations. Réfléchir à ces différents scenarios ne se veut ni un exercice de science-fiction ni une prédiction de l’avenir : cela doit permettre d’identifier certaines tendances déjà en cours et de se projeter pour mieux se positionner face à ces évolutions possibles.

Scénario de l’utopie verte

Le lent déclin du pétrole et les changements de mentalité permettent aux sociétés de mieux gérer les écosystèmes et de poursuivre graduellement leur transition énergétique vers des options renouvelables, ce qui limite le réchauffement planétaire et réduit les pollutions. Dans ce premier scénario, les sociétés modernes réussissent leur transition énergétique mais aussi, de façon plus globale, leur transition environnementale (gestion des déchets, développement des agricultures biologiques, changement de comportement des consommateurs, etc.) tout en maintenant un certain niveau de prospérité et de confort de vie3. Les caractéristiques majeures de l’utopie verte sont la transition énergétique, la relocalisation des économies, le développement de capacités de résilience et la préservation d’un système de gouvernance mondiale stable.

Scénario de l’auto-organisation

Suite à l’épuisement des ressources pétrolières mondiales, les économies globalisées s’effondrent. Une cascade d’évènements se produit alors par « effet domino » : la crise économique engendre une rupture des chaînes d’approvisionnement, entraînant à son tour des crises politiques graves et affaiblissant dramatiquement le rôle des États qui ne peuvent plus, à terme, assurer leurs fonctions régaliennes et perdent leur légitimité de gouvernance, ce qui plonge leur pays dans une instabilité chronique. Dans ce contexte fragile, ce sont les sociétés les plus dépendantes du système thermo-industriel qui sont impactées. Les sociétés urbanisées se réorganisent pour former des communautés autonomes locales tandis que les sociétés rurales renforcent le système villageois traditionnel.

Scénario de l’apartheid climatique

Le réchauffement climatique, ici survenu de manière brutale, entraîne de nombreuses catastrophes naturelles : grandes sécheresses, cyclones violents et inondations dues à la montée des eaux. Ces phénomènes sont aggravés par les effets dévastateurs de la contamination des sols, de la pollution de l’atmosphère et de la disparition accélérée de la biodiversité. Les gouvernements poursuivent l’exploitation des ressources et cherchent à s’approvisionner au maximum, provoquant des tensions interétatiques, un recul de la gouvernance mondiale et un renouveau du nationalisme. Des tensions se produisent, et l’on assiste à l’intérieur des pays à une ségrégation socio-spatiale entre les élites et le peuple. Des îlots d’opulence se forment parallèlement à la bidonvilisation des quartiers ; les gouvernements deviennent autoritaires et liberticides afin de préserver au mieux les intérêts d’une minorité.

Scénario du chaos planétaire

Catastrophes en cascade, boucles de rétroactions, black-out… : autant de termes pour décrire ce à quoi pourrait ressembler le monde dans un scénario digne des films apocalyptiques hollywoodiens. Ce schéma du chaos planétaire se traduit par de véritables cataclysmes climatiques qui détruisent une bonne partie des ressources et infrastructures nécessaires à la survie de l’Homme moderne. Ce scénario n’envisage guère l’effondrement sous le prisme de l’épuisement des énergies fossiles mais plutôt à travers l’ampleur et la continuité des catastrophes naturelles. Dans cette hypothèse, on assiste à une chute drastique de la population mondiale qui ne peut survivre aux bouleversements climatiques et à la propagation des épidémies et famines. Seuls quelques clans arrivent à se former et s’autogérer dans un monde devenu très hostile à la vie humaine et animale.

 

Quels impacts sur les pratiques, les stratégies et le secteur de l’aide ?

 

Ces scénarios impliquent des modifications à différents niveaux (pratiques, stratégies et politiques du secteur de l’aide) et peuvent être envisagés à long terme mais aussi impliquer des évolutions à plus court terme. Les paragraphes qui suivent présentent ces changements et invitent à une réflexion.

Les conséquences sur les politiques d’aide et le secteur de la solidarité internationale

Adaptation et préparation : les nouvelles priorités stratégiques (et politiques) de l’aide ?

Pour répondre aux enjeux déjà présents et anticiper les risques, que ce soit pour tendre vers un scénario favorable ou se préparer au pire, il semble urgent de réorienter les politiques et les financements de l’aide vers l’appui aux stratégies d’adaptation et de lutte contre le changement climatique, mais aussi de préparation aux désastres. Dans ce cadre, les acteurs de l’aide doivent s’interroger sur leurs responsabilités, comme Médecins sans frontières a commencé à le faire par exemple avec le Lancet dans un travail prospectif sur l’impact du changement climatique par rapport aux futurs risques sanitaires4. Quels seront les rôles techniques (d’accompagnement à l’adaptation et à la préparation), mais surtout politiques (de dénonciation des causes politiques et économiques) des acteurs humanitaires dans ces domaines ?

Repli identitaire et montée des nationalismes : vers une remise en cause de la solidarité ?

Les scénarios pessimistes questionnent le principe même de solidarité internationale et son avenir. Ainsi, Hans Morgenthau5 laisse présager une aggravation des mauvaises relations internationales où la préservation des intérêts des États primerait sur toute autre forme d’action. De plus, à l’intérieur de ces mêmes États, la lutte pour la captation des ressources restantes s’imposerait sur la solidarité. Comme décrit dans le rapport de IARAN à partir du modèle de la « Porte étroite », ce scénario « se caractérise par la montée du nationalisme conduisant à une baisse de la pertinence des institutions de gouvernance mondiale où l’écosystème humanitaire est confronté à la politisation des crises, plus spécialement celles qui surviennent dans des zones de fragilité chronique »6. La réduction de l’espace humanitaire et la criminalisation des acteurs qui viennent en aide aux migrants en Méditerranée et dans divers pays européens ne sont-elles pas déjà les signes avant-coureurs de ces évolutions ? Comment s’organiser dès lors pour faire valoir le principe d’humanité et la centralité de la dignité humaine dans de tels contextes et face à de telles évolutions ?

Le pouvoir de l’entraide et les mutations de l’architecture de l’aide : vers une nécessaire localisation ?

Cette vision du futur ne fait pas l’unanimité. Dans leur ouvrage L’entraide, ou l’autre loi de la jungle7, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle mettent en évidence le fait que compétition et coopération existent simultanément au sein du vivant. D’ailleurs, « lors de catastrophes soudaines, les individus, stressés ou en état de choc, sont à la recherche de sécurité avant toute chose ; ils sont donc peu enclins à la violence »8. Ce phénomène explique que peu de comportements de panique soient observés lors de catastrophes : au contraire, les réflexes d’entraide semblent communs (secours spontané, soutien aux plus faibles, coopération pour l’accès à la nourriture et à l’énergie…).

En réduisant les inégalités de richesse, ce scénario ouvre la porte à une plus grande solidarité9 mais le déclin brutal du pétrole complique les échanges sur de longues distances (aides en nature, envoi d’expatriés). De ce fait, c’est le renforcement des capacités des sociétés à l’auto-organisation, sur le plan énergétique et alimentaire mais également politique, qui constitue le facteur central de résilience10. Cette perspective accélérerait le phénomène de localisation de l’aide internationale via l’émergence de nouveaux acteurs locaux, la relocalisation des prises de décision, mais aussi le renforcement des collaborations entre organisations locales et internationales.

Les conséquences sur les stratégies de l’aide

Restauration et préservation de l’environnement : l’axe central de la résilience ?

Le renforcement de la résilience s’impose depuis plusieurs années comme un objectif permettant de répondre de façon intégrée aux risques de catastrophes et à la lutte contre la pauvreté, parce que cette approche considère que ces éléments sont intrinsèquement liés11. Le travail sur la résilience conduit donc nécessairement au rapprochement d’acteurs aux mandats diversifiés et, même si l’opérationnalisation du concept reste complexe, il apparaît difficile de ne pas y adhérer.

Ce que le concept d’effondrement, avec les risques systémiques qu’il introduit, apporte à cette approche « résilience » est l’importance de la préservation ou de la restauration de l’environnement comme axe stratégique central. Des systèmes dont la résilience dépendrait d’acteurs et de mécanismes externes, comme les filets sociaux par exemple, semblent vulnérables aux chocs anticipés. Il s’agirait alors d’investir massivement dans l’agriculture vivrière, l’agriculture urbaine ou périurbaine, la préservation ou la restauration des écosystèmes, etc.

L’aide de proximité : plus que jamais au cœur de la gestion des risques

Les survivants d’une catastrophe ont un rôle central comme peuvent en témoigner les acteurs humanitaires12. Dans les premiers temps d’une catastrophe, et avant même l’arrivée des premiers secours, les individus se mobilisent : habitants, élus, enseignants, médecin du dispensaire local… Selon Fernando Briones, Ryan Vachon et Michael Glantz13., ces zero-order responders (« primo-intervenants » en français) prennent des décisions cruciales basées sur leurs propres ressources et compétences. Les travaux de ces chercheurs pointent en outre des comportements et considérations qui peuvent constituer des leçons intéressantes pour les acteurs de l’aide14 ; notamment le fait que : dans des situations à risque, les individus prennent leurs décisions en tenant compte des besoins immédiats et de long terme ; la cohésion et l’organisation sociale15 sont les fondements de la gestion des ressources et de la répartition des rôles ; et enfin, les individus utilisent l’improvisation, l’innovation et la créativité pour répondre à leurs besoins fondamentaux primaires16. L’entraide au sein d’un groupe étant un équilibre fragile qui peut basculer en un instant, quels sont les conditions à réunir et les principes d’organisation à encourager pour favoriser la solidarité entre les individus et les groupes s’il s’avère, comme le montrent Servigne et Stevens, que les groupes coopératifs sont ceux qui survivent le mieux ?

Les conséquences sur les pratiques de l’aide

Mode dégradé : comment agir en « low tech » ?

Le secteur de l’aide n’échappe pas aux mutations de la société hyper-industrielle dont sont issues la plupart des organisations de l’aide. Depuis une dizaine d’années, les nouvelles technologies ont ainsi fait une entrée en force dans le quotidien des travailleurs humanitaires et la notion d’innovation est presque devenue synonyme de nouvelles technologies17. Sur différents pans du secteur de l’aide, la dépendance à la technologie, et donc à l’énergie et aux matériels incorporant beaucoup de terres rares, s’est amplifiée (tableurs et outils de traitement de texte ; collecte, gestion et valorisation de données sur mobile ; emails, Skype et Webinar ; cartes bénéficiaires électroniques ; imagerie médicale…). Dès lors, comment revoir ces modèles dans une situation d’urgence climatique où chaque dépense d’énergie aggrave l’empreinte carbone de notre civilisation, et où la dépendance vis-à-vis d’outils utilisant des terres rares risque de rendre prohibitif l’accès à la technologie ? À quoi ressemblerait alors une aide en « mode dégradé », c’est-à-dire où seules les techniques et technologies les plus efficientes et adaptées à l’environnement sont utilisées ? Comment évolueraient les pratiques très numérisées décrites précédemment ?

Pour des pratiques de l’aide résolument « vertes »

Face à ces perspectives, il est urgent que les pratiques de l’aide soient revues au prisme de leur impact environnemental et de leur sobriété en termes de consommation et de respect des ressources naturelles. Ainsi, la réduction de l’empreinte environnementale de l’aide ne devrait-elle pas devenir un véritable axe transversal et une concrétisation du principe de « ne pas nuire »18 ? Afin d’adopter une démarche cohérente entre les discours d’adaptation au changement climatique que les acteurs humanitaires prônent aux populations qu’ils cherchent à aider et leurs propres pratiques internes, le secteur humanitaire doit s’interroger sur ses modes d’intervention (déplacements, partenariats, types de programmes, etc.). De plus, les efforts déjà perceptibles pour réduire l’impact des interventions humanitaires doivent se développer : utilisation d’énergies vertes pour le fonctionnement des bureaux, achats locaux et dépourvus de packaging, compensation carbone pour les émissions incompressibles, etc. Ainsi, les acteurs humanitaires ne devraient-ils pas devenir exemplaires et vecteurs de pratiques vertes tout en minimisant leurs impacts environnementaux, qu’ils soient visibles, invisibles, observables à court terme ou à long terme, directement liés à leurs opérations ou plutôt attribuables à leurs partenaires ou prestataires ?

 

Conclusion

 

Il apparaît de plus en plus évident que préservation de l’environnement et lutte contre la pauvreté sont deux faces d’un même engagement visant à réduire les dangers qui pèsent sur le Système-Terre. Aussi, pour éviter de se laisser enfermer dans des visions catastrophistes sans issue, il est nécessaire d’explorer les opportunités qu’amèneront la raréfaction des énergies fossiles et la compréhension croissante de notre dépendance à l’environnement. Les risques d’effondrement ne sont-ils pas aussi une occasion unique de réconcilier l’Homme avec la Nature ? Persuadés que de nouvelles priorités vont se dessiner, il nous semble essentiel et urgent de continuer à échanger sur nos interrogations et visions de l’avenir pour imaginer ensemble des stratégies d’action qui permettront de se préparer au mieux.

 

Véronique de Geoofroy – Directrice générale, Groupe URD
Lisa Daoud – Chargée de recherche, d’évaluation et de formation, Groupe URD

  1. https://www.lemonde.fr/blog/petrole/2019/02/04/pic-petrolier-probable-dici-a-2025-selon-lagence-internationale-de-lenergie/
  2. Future Scenarios: How communities can adapt to peak oil and climate change, David Holmgren, Chelsea Green, 2009 et Imaginer l’avenir des villes, Pablo Servigne, 2017.
  3. Voir notamment les travaux de Mark Jacobson, professeur à l’Université de Stanford (Wind, Water and Sun scenario).
  4. Voir notamment : Climate Change and Health: an urgent new frontier for humanitarianism, MSF and the Lancet, novembre 2018.
  5. Morgenthau, H. Politics Among Nations: The struggle for Power and Peace, 1948.
  6. IARAN, IRIS, Action contre la faim, Centre for Humanitarian leadership, Futuribles, L’avenir de l’aide humanitaire : les ONGI en 2030, 2017.
  7. Servigne, P. Chapelle, G., L’entraide, ou l’autre loi de la jungle, 2019.
  8. Ibid., p. 49.
  9. Une étude des Universités de Berkeley et de Toronto a montré que les personnes appartenant aux classes sociales inférieures sont plus enclines à la générosité et à l’entraide que celles des classes supérieures. Les inégalités entre les personnes ont aussi tendance à diminuer le niveau de solidarité. (In Servigne, P. et Chapelle, G., L’entraide, ou l’autre loi de la jungle, 2019, p. 86).
  10. Selon Servigne et Chapelle, celle-ci est par nature « décentralisée, horizontale, changeante et organique », p. 159.
  11. Voir le numéro spécial « Résilience » de notre revue Humanitaires en Mouvement (n°11, 2013).
  12. Voir les évaluations en temps réel réalisées par le Groupe URD dans de nombreux contextes de catastrophes : Ouragan Mitch 1998, Tsunami 2004, Haïti 2010, etc.
  13. Briones, F. Vachon, R. Glantz, M., Local responses to disasters: recent lessons from zero-order responders, 2019
  14. Leçons de El Niño Costero (2017) et les ouragans Irma et Maria (2017).
  15. Notamment l’existence d’un sentiment d’égalité selon Pablo Servigne et Gauthier Chapelle.
  16. Briones, F. Vachon, R. Glantz, M., Local responses to disasters: recent lessons from zero-order responders, 2019. Selon l’article, le fait d’avoir fait face à des catastrophes pourrait même permettre de développer des compétences sociétales.
  17. Groupe URD, «?L’innovation dans le secteur humanitaire?», Humanitaires en mouvement, Focus bibliographique, novembre?2016. Voir également le dossier “Humanitarian Technology”, IRIN, 21?mars 2018.
  18. Voir notamment les travaux du Groupe URD disponibles en ligne et le numéro spécial de la revue Humanitaires en Mouvement sur la prise en compte de l’environnement par le secteur de l’aide (n°12, 2013).

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p. 2-9