Auteur(s)

Marie Bécue, Laurent Denis, Demba Diack, Daouda Diouf, Pascal Revault

« Trouble est un mot intéressant. Il vient d’un verbe français du XIIIe siècle qui signifie « remuer », « obscurcir », « déranger ». Nous vivons des temps perturbants et confus, des temps troublants et troublés – et quand je dis « nous », je veux dire tout le monde sur Terra. Devenir capables d’y répondre, ensemble dans toute notre insolente disparité, telle est la tâche qui nous incombe. […] Nous avons, en d’autres termes, besoin les uns des autres. Nous avons besoin de collaborations et de combinaisons inattendues prenant forme dans un tas de compost chaud. » Donna Haraway[1]

 

Dix organisations de solidarité internationale ont signé en décembre 2020, en pleine pandémie de COVID-19, une lettre d’engagement[2] affirmant l’urgence de la mesure régulière de leurs impacts environnementaux, de la réduction de leur impact carbone et la nécessité du développement d’actions dotées d’un retentissement positif. Malgré les enjeux de la crise climatique planétaire et l’effondrement de la biodiversité, un certain nombre d’arguments ont été avancés pour limiter cet engagement ou ne pas le rejoindre. Il est intéressant de les discuter parce qu’ils sont révélateurs des tensions à venir dans l’approfondissement de cette initiative et, finalement, de la mise en œuvre d’une véritable transformation des modes d’intervention et de coopération des acteurs de la solidarité internationale.

Premièrement, la mission de « sauver des vies » – cœur même du mandat humanitaire – est souvent mise en balance avec le peu d’impact sur le réchauffement climatique des actions sur le terrain, en comparaison de la responsabilité des entreprises polluantes pétrolières, du secteur des transports et de l’agriculture industrielle pour ne citer que ceux-là. L’urgence, pour les organisations humanitaires en particulier, ne serait pas de répondre à la crise écologique, mais de soulager ses effets. Cette position s’écarte alors d’un principe humanitaire essentiel visant à « ne pas nuire » (do no harm), comme d’une indispensable cohérence de l’action des organisations de solidarité. Or, cette absence de cohérence, au-delà de l’enjeu éthique de protection, rend de facto assez inaudibles les messages de plaidoyer et la valeur des activités sur le terrain, au risque finalement de remettre en cause la légitimité des organisations. Une légitimité fondée, pour une grande part, sur leur capacité à proposer des voies et porter des voix indépendantes et alternatives pour relever les défis présents et futurs de notre planète. Par ailleurs, attendre que des bailleurs de fonds et/ou des États imposent des « normes environnementales », sans certitude qu’ils y parviennent rapidement face aux intérêts multiples qui s’y opposent inlassablement, revient à abandonner la maîtrise de ce qui est à transformer et la manière de le faire, et donc à participer au statu quo (ou business as usual) qui ne cesse de reporter à plus tard de véritables mesures de sauvegarde de l’environnement.

Sur ces enjeux, les questions posées par les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi pour traiter les enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère viennent apporter un éclairage particulièrement concret. D’une part, ces produits comportent des éléments issus de monocultures, comme l’huile de palme, qui affectent la biodiversité ; d’autre part, leur conditionnement et leur transport contribuent à la pollution et à la production de gaz à effet de serre. Pourtant, des recherches[3] ont montré qu’il était possible de diminuer les doses utilisées pour un résultat thérapeutique comparable, tout en prêtant une attention particulière aux différences socio-économiques entre enfants. En d’autres termes : non seulement traiter davantage d’enfants, mais aussi diminuer l’impact environnemental des traitements apportés. Dès lors, se concentrer sur la valorisation d’une production locale et régionale d’aliments issus de l’agroécologie, à partir de circuits courts et mettant en avant des semences susceptibles de s’adapter aux changements climatiques tout en démontrant leur efficacité sur la sous-nutrition, devrait devenir une priorité de recherche opérationnelle.

Deuxièmement, la limitation de la capacité à agir à travers la réduction de « l’espace humanitaire » (moins de déplacements, d’experts sur le terrain, ou d’accès à celui-ci) déjà fortement menacée par l’instrumentalisation des États (« politisation de l’aide ») et leurs mesures contraignantes de contre-terrorisme, serait un risque majeur obérant le mandat des ONG. Il est donc urgent de différencier la diminution imposée de l’espace de solidarité humanitaire, qu’il faut dénoncer, du déploiement d’une expertise dont la logique est d’ordre coloniale. À l’inverse, la pandémie de COVID-19 a obligé les organisations de solidarité à mettre en avant l’expertise locale et régionale. Plus généralement, la co-construction de plateformes d’acteurs locaux pour la coordination humanitaire peut s’opposer à la dangereuse confusion entre les actions des organisations de solidarité et l’intérêt des États pourvoyeurs d’aide.

Cette crainte d’une limitation de la capacité à agir se fonde également sur le coût environnemental du développement qu’apporterait la mise en place de technologies qui seront émettrices de gaz à effet de serre et pollueront, tout en diminuant la biodiversité[4]. En réponse à cela, il est possible de considérer que l’urgence de la situation écologique est une opportunité pour revisiter les concepts parfois ambigus d’« intervention », de « localisation » et de « triple nexus » – qui lie l’aide humanitaire, le développement et la consolidation de la paix. Ce changement de paradigme est loin du « solutionnisme technologique » ou de l’idée que la partie est perdue, qu’il est donc inutile de se faire réciproquement confiance et que « la seule chose qui compte, c’est que fonctionne ce que « moi et mes collègues experts faisons » pour [traiter] et arranger les choses »[5]. Repenser l’imaginaire de la crise écologique participe d’une « écologie décoloniale » qui, comme le propose Malcom Ferdinand[6], « demeure la clé de [l’]« l’habiter ensemble » et préserve les écosystèmes tout autant que les dignités ».

Depuis la pandémie de COVID-19, la prise de conscience de la vulnérabilité partagée entre les pays classiquement pourvoyeurs de l’aide humanitaire et ceux qui la reçoivent a révélé que d’autres formes de rapports peuvent tout à fait trouver leur place dans la réponse humanitaire, en tenant davantage compte des enjeux sociétaux et écologiques.

Lorsqu’ils sont devenus disponibles, les masques jetables dits chirurgicaux – de fabrication industrielle, contenant du polypropylène et peu biodégradables – ont été l’une des stratégies retenues pour répondre au développement de la pandémie à travers les recommandations des autorités de santé[7]. Ils ont également été choisis par des organisations internationales pré-positionnant des stocks exportés pour approvisionner les pays qui en auraient besoin. Il n’est pas anodin de souligner que très peu d’organisations ont documenté les réponses et innovations des pays partenaires recevant classiquement une aide. Dans le même temps, la fabrication de masques artisanaux a été encouragée pour diminuer la transmission du virus SARS-CoV-2. Cette fabrication nécessite de penser également le travail invisibilisé de soin (care) pendant l’épidémie qui reproduit les inégalités de genre. Par ailleurs, au-delà d’une opposition entre gestes barrières pour se protéger et protéger les autres dans la sphère publique et privée, et les risques d’abonder la pollution de la planète et la production de gaz à effets de serre, deux questions sont posées : comment sortir du tout jetable dans le domaine de la santé et comment chacune et chacun peut trouver une autonomie dans la production de produits de santé non polluants ? À ce titre, le nouveau courant « Une seule santé »[8] doit aussi se préoccuper de ces questions et ne pas se centrer exclusivement sur l’environnement comme réservoir dangereux de maladies transmissibles de l’animal à l’être humain.

Ce changement nécessite de revisiter la « scalabilité » – ou changement d’échelle, qui veut conserver une performance[9], l’accumulation[10], la précarité de la connaissance comme marchandise[11] et le progrès, autant de représentations sociales qui alimentent nombre des modes actuels d’intervention de solidarité. S’il est urgent de repenser des modalités de financement renouvelées et plus indépendantes, proposer d’autres rêves et valeurs comme le font Anna Lowenhaupt Tsing[12] et Donna Haraway l’est tout autant, voire davantage, pour accompagner de nouvelles alliances. À ce titre, basées sur leurs rencontres avec d’autres êtres humains et non-humains[13], celles-ci proposent l’indétermination, la sérépendité[14], les communs latents[15], les espaces de liberté et la sympoïèse – des mondes qui se forment en compagnie et non seuls, autant de concepts qui ont encore une capacité à transformer les conditions de reproduction de la déprédation actuelle.

 

Comment fonder l’action avec ce trouble ?

En premier lieu, il n’y aurait plus un « environnement à protéger », « une nature ressource pour l’être humain » ou encore « des services écosystémiques », mais bien des collectifs du vivant, comme les définit Philippe Descola[16], associant humains et non-humains interdépendants, et qui constituent ensemble le milieu des partenariats à réinventer. Cela implique une prise de conscience partagée et une responsabilité d’alliances avec les acteurs locaux, donc la reconnaissance de leurs propres alliances et interactions pour ré-appréhender les inégalités sociales, y compris de genre, et les enjeux de justice climatique.

En guise d’illustration de cette interdépendance, des arguments convaincants issus de travaux scientifiques démontrent que les changements de modes culturaux en Guinée forestière ont favorisé l’explosion de l’épidémie d’Ebola en 2013-2014[17]. L’achat de terres aux paysans par de grandes compagnies, et parfois leur expropriation, mettant en œuvre une intense campagne de monoculture d’huile de palme, si elle s’est accompagnée de résistances, a fini par durablement modifier le paysage avec la disparition d’une grande partie des massifs forestiers et des cultures différenciées, et accélérer un certain exode rural. La persistance d’arbres fruitiers et de ceux issus des restes de la forêt autour des villages en contraste avec les palmiers à huile a ensuite favorisé les contacts entre les chauve-souris frugivores, vectrices de transmission du virus Ebola, et les humains, tant par les nouveaux couloirs de circulation introduits, que par la destruction de leur habitat naturel les rapprochant de ceux des humains, de fait plus exposés à travers les nouvelles pratiques culturales.

Aussi, même si elles révèlent notre trouble collectif, la crise environnementale et la pandémie de COVID-19 sont autant d’opportunités de réinventer des solutions fondées sur la reconnaissance d’enjeux partagés (vs. la dichotomie victimes d’une part, aidants de l’autre), afin de construire une « entre aide » à travers des projets véritablement écologiques et politiques communs, par-delà les frontières des États, et non plus simplement environnementaux et sanitaires.

 

[1] Vivre avec le trouble, Les Éditions du monde à faire, 2020, pages 7 et 12 (édition originale : Staying with the trouble, Duke University Press, 2016).

[2] À l’initiative du Groupe URD et de Care France. Il s’agit également de communiquer les résultats atteints et de promouvoir la mobilisation d’autres acteurs sur le sujet (https://www.reseauenvironnementhumanitaire.org/wp-content/uploads/2020/12/DeclarationEngagementONGClimat_2020.pdf). Les signataires sont : Action contre la faim, ACTED, ALIMA, CARE France, Électriciens sans frontières, Groupe URD, Médecins du Monde, Première Urgence Internationale, Secours Islamique France et Solidarités International.

[3] Voir : https://www.clinicalnutritionjournal.com/article/S0261-5614(20)30102-3/fulltext

https://www.clinicalnutritionjournal.com/article/S0261-5614(20)30102-3/fulltext#bib15

[4] À titre exemple, la mise en place de panneaux solaires sur un forage n’est pas neutre en termes de bilan carbone, alors qu’il apporte une amélioration des conditions de vie (irrigation, eau potable…).

[5] Donna Haraway, op. cit.

[6] Une écologie décoloniale. Penser le monde depuis le monde caribéen, Seuil, 2019.

[7] Il est d’ailleurs intéressant de relever qu’en France, l’Académie de médecine s’est opposée à l’avis rendu par la Haute Autorité de Santé dans son communiqué :

https://www.academie-medecine.fr/faut-il-modifier-les-gestes-barriere-face-a-lirruption-de-variants-du-sars-cov-2/

[8] One health, une seule santé, J. Zinsstag et al., Quae, 2020.

[9] Processus qui s’accompagne de la standardisation des activités, accumulant les produits, à l’image des monocultures, sans émerger des contextes situés.

[10] Outre les conséquences locales et mondiales en termes de production de déchets et de gaz à effet de serre, qui ne sont pas prises en compte comme l’illustre la production industrielle de masques polluants non recyclables, il s’agit bien de produits d’investissements pour la croissance des organisations.

[11] Cette connaissance, outre qu’elle devient difficilement accessible, puisqu’elle est captée et détournée par les experts, parfois à partir des savoirs locaux, n’est alors plus pleinement partagée, co-construite, devenant une marchandise auprès des bailleurs de fonds, parfois justifiée par la supposée insuffisance de capacité du terrain qui ne saurait l’utiliser sans aide.

[12] Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte/Empêcheurs de penser en rond, 2015.

[13] Comme le champignon matsukaké d’Anna Tsing ou les espèces compagnes de Donna Haraway.

[14] Capacité, aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité (scientifique, pratique).

[15] Qui vise à mettre l’accent sur les relations d’interdépendance se tissant entre les acteurs humains et non-humains.

[16] Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

[17] Commentary. EPA-USA. Environnement planning. A 2014, volume 46, pages 2533-2542.

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