Auteur(s)

Claire Fehrenbach

La malnutrition est l’une des conséquences de la défaillance du système alimentaire. Aussi, en cas de malnutrition sévère et de réponse d’urgence, les acteurs humanitaires ont recours aux aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE/RUTF) tels que PlumpyNut®, les seuls capables de sauver les enfants quand tout le reste a échoué. Ces produits répondent à un cahier des charges strict qui évolue au fil des avancées de la recherche et des preuves de concept pour améliorer le traitement. Ce cahier des charges porte sur le produit lui-même, mais aussi sur l’emballage et la maîtrise de la qualité. Il vise à garantir ce qui se fait de mieux pour les enfants, pour que leurs droits soient respectés, et leur vie sauvée.

Or, à l’heure où les questions liées aux changements climatiques, à la gestion des déchets et à l’approche « One Health » émergent de plus en plus, les paramètres environnementaux ne sont pas encore suffisamment pris en compte dans les directives sur les ATPE.

 

Les premiers traitements

Depuis 35 ans, le Groupe Nutriset se mobilise pour lutter contre la malnutrition. En étroite collaboration avec des ONG telles que MSF et des centres de recherche comme l’IRD, la famille Lescanne (originaire de Normandie) a élaboré des produits visant à apporter une réponse efficace à la malnutrition aiguë. Avec les premiers laits thérapeutiques F-75 et F-100 développés par Nutriset, les structures spécialisées rattachées à un hôpital (CNT-Centres de nutrition thérapeutiques) avaient enfin la possibilité de traiter les enfants. Cela représentait cependant un gros investissement pour les familles (éloignement de l’hôpital, mobilisation d’une ou de plusieurs personnes pour accompagner l’enfant, durée du traitement sur plusieurs semaines, foyer délaissé souvent par la maman, perte de revenus…), et ne garantissait pas la survie de l’enfant à sa sortie de l’hôpital. De plus, ces préparations exigeaient un accès à une eau potable et irréprochable en matière d’hygiène, ce qui faisait souvent défaut.

À partir de 2005, lors de la famine au Niger, une solution nutritionnelle à l’étude depuis plusieurs années par Nutriset – PlumpyNut® – a pu être utilisée à large échelle en dehors des centres de santé. Grâce à cette formule que personne n’avait su, ou ne s’était donné la peine de développer auparavant, l’enfant pouvait rentrer chez lui lorsque son état de santé était stabilisé, et poursuivre son traitement à domicile pendant plusieurs jours/semaines en ne retournant à l’hôpital qu’une fois par semaine. Dans ces nouveaux programmes ambulatoires CTC/CMAM (Community-based Therapeutic Care/Community-based Management of Acute Malnutrition), la couverture des besoins (nombre d’enfants malnutris ayant besoin de traitement) passait alors de 10-15 % à plus de 50 % (minimum actuel selon les standards internationaux).

 

Le développement du réseau local

 

Convaincu de l’importance que chaque pays puisse être en capacité (savoir-faire et équipements) de répondre aux besoins de sa population, le Groupe Nutriset développe et soutient depuis 2005 un réseau de partenaires indépendants qui regroupe principalement des PME locales et des ONG pour produire au plus près des besoins : le réseau PlumpyField®. À la suite d’une demande de l’UNICEF pour favoriser la production locale, un soutien important a également été fourni pour que, même dans des contextes fragiles (Nigéria, Soudan, Éthiopie…), des aliments de qualité répondant aux recommandations internationales en matière d’ATPE puissent être produits localement et être disponibles. Grâce à l’appui technique mis en œuvre par le Groupe Nutriset, notamment au niveau du développement industriel, de l’assurance qualité et de la R&D, les standards qualité agro-alimentaires et phytosanitaires sont respectés. Ainsi, les pays disposant sur leur territoire des unités de production industrielle font un pas supplémentaire vers l’autonomie nutritionnelle. Les producteurs du réseau PlumpyField® sont aujourd’hui présents dans la majorité des pays où sévit la malnutrition : Haïti, Guinée, Burkina Faso, Niger, Nigéria, Soudan, Éthiopie, Madagascar, Inde…

En Afrique et en Haïti, pour limiter au maximum les importations, le Groupe Nutriset, ses partenaires et parfois certains bailleurs de fonds ont contribué à la structuration et au développement des filières agricoles locales permettant l’augmentation de la part de matières premières sourcées localement. C’est notamment le cas des arachides qui, la plupart du temps, sont sourcées localement et dont les filières ont pu être progressivement valorisées :

  • Déploiement de la solution de lutte biologique Aflasafe® pour prévenir l’apparition d’une mycotoxine (aflatoxine) dans les arachides1 ;
  • Mise en place d’usines de torréfaction d’arachides pour qu’elles puissent entrer dans la composition des solutions nutritionnelles au Niger, en Éthiopie, au Soudan, au Burkina Faso et en Haïti.

 

Ainsi, des milliers de producteurs locaux d’arachides peuvent actuellement cultiver et vendre leurs productions qui seront ensuite transformées (tri, décorticage, torréfaction) avant d’être utilisées dans la composition des solutions nutritionnelles. Cet approvisionnement local a de nombreux avantages puisqu’il offre une activité économique aux producteurs locaux et limite l’importation internationale de ces matières premières.

 

La révision des spécifications de la solution nutritionnelle ATPE

Aujourd’hui, ce produit dont la composition est relativement simple (huiles végétales, arachides, sucre, produits dérivés du lait et micronutriments) est uniquement délivré sous supervision médicale et est parfois inscrit dans les pays récipiendaires sur la liste des médicaments essentiels. Pour autant, sa production ne relève pas de l’industrie pharmaceutique, mais du secteur agro-alimentaire. Depuis 2015, le Codex Alimentarius – sous la tutelle de la FAO et de l’OMS – travaille à l’élaboration d’une Directive sur les Aliments Thérapeutiques Prêts à l’Emploi (ATPE / RUTF) utilisés pour traiter la malnutrition aiguë des enfants de plus de 6 mois. Cette directive officiellement adoptée en novembre 20222 est d’ores et déjà prise en compte dans les spécifications de l’UNICEF et d’autres organismes achetant les ATPE, et donc par les producteurs d’ATPE.

Les recommandations de cette Directive et les spécifications de l’UNICEF portent principalement sur la composition du produit : liste des ingrédients autorisés, qualité des protéines (apports en acides aminés essentiels), profil en acides gras (omégas 3 et omégas 6) et, dans une moindre mesure, adaptation des teneurs de certains micronutriments. Ce long travail de création va garantir ce qu’il y a de mieux pour le développement de l’enfant, donner une orientation pour le développement de formules innovantes, et permettre aux États de mieux réguler la production locale d’ATPE qui s’organise pour répondre à la demande qui explose. Le focus portait jusque-là sur la croissance physique de l’enfant, il se concentre désormais également sur les aspects cognitifs de son développement. Ces nouvelles spécifications aligneront tous les acteurs au niveau d’une qualité nutritionnelle renforcée des produits, fourniront une base rigoureuse pour développer des formules alternatives (plus adaptées aux matières premières disponibles, à la zone géographique, aux habitudes alimentaires…) et permettront aux gouvernements d’encadrer ces nouvelles formulations locales.

 

Les impacts de ces nouvelles spécifications

Les nouvelles spécifications poussent les producteurs d’ATPE à revoir certaines pratiques et approches pour faire rapidement évoluer les formules afin d’être en mesure de les appliquer. En effet, si les valeurs nutritionnelles sont précisément spécifiées, la « recette » à développer pour y parvenir reste libre. De fait, chaque producteur choisit au mieux les ingrédients et leur quantité permettant de répondre à ces nouvelles exigences, que ce soit par l’approvisionnement local ou international de nouvelles matières premières (soja par exemple) et de variétés d’arachides plus adaptées, ou encore par l’augmentation de la teneur en lait dans les ATPE.

Dans le cas des filières arachides développées en Afrique et à Haïti par les partenaires du réseau PlumpyField®, les valeurs nutritionnelles des arachides disponibles et utilisées ne permettent plus d’atteindre le ratio Omega 6/3 exigé dans les nouvelles spécifications. Cela signifie que les producteurs locaux doivent identifier d’autres matières premières dotées d’un profil nutritionnel différent, mais non disponibles localement. Les variétés de soja produites aux États-Unis ou d’arachides produites en Argentine présentent un profil nutritionnel plus adapté aux nouvelles spécifications. Or, en Afrique et en Haïti, ces variétés n’existent pas et ne sont pas cultivées. Les producteurs d’ATPE de ces pays devront donc les importer, ce qui aura comme impact de perturber les filières locales et d’augmenter les gaz à effet de serre liés au transport.

La mise en place d’une nouvelle filière agricole répondant à un besoin précis prend des années. Il faut identifier et sélectionner de nouvelles variétés, les tester, s’assurer qu’elles peuvent se développer dans cette région du globe, que les producteurs se les approprient, les cultivent et puissent les vendre, veiller à ce qu’elles intègrent les circuits de transformation et de commercialisation. De fait, les filières sont difficiles à développer, à structurer et à consolider. Elles sont pourtant essentielles à l’avenir pour la transformation du système alimentaire, un développement plus local et une réduction de l’empreinte carbone.

Or, dans le cas présent, si le développement cognitif de l’enfant a bien été pris en compte, les matières premières utilisées et la localisation des producteurs n’ont pas été mises en perspective dans les nouvelles spécifications bien que Nutriset ait soulevé ce sujet à plusieurs reprises. La valeur nutritionnelle des APTE est standardisée afin de fournir ce qu’il y a de mieux pour le développement des enfants, quelle que soit la zone géographique dans laquelle vit l’enfant malnutri, quelles que soient la qualité et la disponibilité des matières premières agricoles cultivées à proximité. Il existe de nombreux centres de production et si quelques producteurs peuvent trouver l’ensemble des matières premières localement (aux États-Unis et en Inde, toutes sont disponibles localement), ce n’est pas le cas partout et l’importation de certaines matières est souvent incontournable. Il n’existe pas de cultures d’arachides avec le bon profil en acide gras essentiels en Afrique et en Haïti, et les ingrédients laitiers tels que les poudres de lait n’y sont pas disponibles non plus. De fait, les efforts constants et réguliers réalisés par quelques producteurs locaux (dont les membres du réseau PlumpyField®) pour un approvisionnement local, une empreinte carbone moindre, et une contribution au développement économique et social ne sont pas systématiquement pris en compte à ce jour par les acteurs onusiens (UNICEF/PAM) et les ONG dans leurs processus d’achat.

 

L’épineuse question des emballages

La revue des spécifications porte également sur l’emballage du produit et confirme la date de durabilité minimale (DDM) requise qui est deux ans. Sans chaîne du froid, le produit doit conserver toutes ses propriétés nutritionnelles, sa consistance doit être stable, et les sachets doivent rester scellés pendant deux ans. Au vu des conditions climatiques dans lesquelles les produits sont utilisés (souvent très chauds ou très humides), et de la nature assez grasse du produit, il a fallu développer des sachets extrêmement résistants et difficilement recyclables. Et malheureusement, il existe rarement, dans les pays où sévit la malnutrition, des centres performants pour le recyclage ou la destruction des déchets. De plus, les sachets sont emportés par les mamans, dans des villages parfois reculés, et la collecte des sachets s’avère compliquée pour les centres de santé ou les ONG qui gèrent les centres nutritionnels et distribuent les ATPE.

Si la qualité nutritionnelle des produits doit bien évidemment être préservée, une DDM de deux ans est-elle indispensable ? Étant donné qu’il s’agit de produits d’urgence, qui ne sont commandés qu’à partir du moment où des fonds destinés à une urgence bien précise sont sécurisés, l’utilisation des produits devrait pouvoir avoir lieu assez rapidement.

Des réflexions ont ainsi été menées par le Groupe Nutriset pour réduire l’emballage à la source (modification du complexe des sachets, emballage des cartons pour le transport repensé afin de consommer moins de film plastifié, recyclage des palettes). Si beaucoup de propositions n’ont pas été reprises (transformation des emballages en tatamis, en meubles, en briques, tentures en fibres isolantes, glacières, unités mobiles d’incinération…), l’une d’entre elles a pourtant été un succès : la Eat&Play Box. Elle consiste à réutiliser une partie prédécoupée des cartons d’emballage sous forme de jouets destinés aux enfants bénéficiaires de l’aide alimentaire. Cela représente un outil de plus à destination des agents de santé pour stimuler le développement cognitif des enfants et renforcer l’impact des interventions nutritionnelles. Si l’apport nutritionnel de chaque repas compte pour le développement du cerveau qui forme des centaines de connexions chaque seconde, 15 minutes de jeu suffisent pour déclencher des milliers de connexions cérébrales. Sur le terrain, la stimulation de l’enfant, notamment par le jeu, est un élément complémentaire à la prise en charge nutritionnelle qui favorise la guérison et permet de réduire les retards développementaux occasionnés. L’idée était d’ailleurs tellement bonne qu’elle sera reprise par l’UNICEF pour l’ensemble de ses fournisseurs.

À l’heure actuelle, les équipes Packaging du Groupe Nutriset travaillent sur un sachet qui respecterait les contraintes et serait recyclable mais de nouveau, comment seront collectés les sachets et pourront-ils être recyclés localement ?

 

Conclusion

Si des engagements sont pris par les bailleurs et les organisations internationales, si des chartes sont publiées pour recommander des bonnes pratiques en matière d’impact environnemental, les politiques d’achats des acteurs de l’aide humanitaires ne sont pas toutes alignées sur ces grands engagements. Dans le cas de la malnutrition aigüe et du traitement des enfants, outre les spécifications qui fournissent un cadre strict, il arrive rarement que des acheteurs et bailleurs humanitaires aient des exigences strictes pour des produits « verts » ou moins impactants au niveau de l’environnement, et soient prêts à payer plus, pour des produits plus responsables. De fait, dans un premier temps, payer plus cher pour protéger l’environnement reviendrait à se procurer un volume moindre de traitement, et donc à traiter moins d’enfants.

Malgré ces constats, il convient par ailleurs de noter combien l’approche « One Health » commence à percer en traçant un nouveau sillon. Il ne s’agit plus de réduire simplement ses déchets ou son empreinte carbone, mais de comprendre l’interdépendance des vivants, le fragile équilibre qui existe et qui doit être préservé pour que la planète, les hommes et les animaux vivent en harmonie et soient en bonne santé : les uns ne peuvent l’être sans les autres. Une approche qui contribuera sans doute à renforcer la prise de conscience générale et le besoin de faire évoluer les pratiques.

 

Claire Fehrenbach est chargée de Mission auprès de la direction Plaidoyer du Groupe Nutriset.

  1. L’aflatoxine est une toxine fongique répandue dans les produits agricoles et les aliments. Il est associé à une toxicité aiguë et chronique chez les animaux et les humains. Aflasafe est le produit de lutte biologique qui réduit considérablement l’aflatoxine dans les cultures.
  2. https://www.unicef.org/supply/stories/new-codex-guidelines-pave-way-innovation-ready-use-therapeutic-food-rutf

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p. 32-39.