Auteur(s)

Michael Carrier

« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… Mais l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » (introduction du film La Haine, réalisé par Mathieu Kassovitz – 1995)

Je suis cette personne qui chute mais qui ne change pas – ou si peu – puisque « jusqu’ici tout va bien ». Je suis cet Européen qui n’a pas connu les violences de la guerre. J’entends parler du « réchauffement climatique » mais mon espace de vie n’a pas (encore) été bouleversé. Je vis « au-dessus de mes moyens » mais je tiens à mon confort et à ma liberté individuelle. Je vois les crises en Europe ou ailleurs, mais mes dirigeants me demandent de continuer à produire et à consommer, à ne rien changer.

Je suis ce citoyen qui aide des personnes migrantes mais qui se retrouve jugé pour « délit de solidarité ». Je revendique plus de justice (sociale, économique, environnementale…) mais je ne suis pas écouté. Je veux m’ouvrir au monde mais les frontières se ferment et les murs se multiplient. Je veux vivre de manière responsable mais des lobbys (énergétiques, agricoles, politiques, etc.) me poussent à ne pas produire et consommer autrement, à ne rien changer.

Je suis cet humanitaire qui voit de plus en plus de personnes et de sociétés plongées dans la violence, l’extrême pauvreté et le chaos, mais cela ne touche pas – ou si peu – mes proches et mon « petit univers ». J’interviens pour renforcer la capacité de ces personnes et de ces sociétés à se relever et à faire face à d’autres crises mais je ne le fais pas – ou si peu – chez moi. Je vois d’autres formes de solidarité émerger ici mais je continue à intervenir ailleurs, sans rien changer à mes interventions.

Je suis cette humanité qui « atterrit » et qui se retrouve à la croisée des chemins même si « jusqu’ici tout va bien ». La destruction progressive des différentes formes de vie terrestre, le dérèglement climatique, la fragilité des économies, la bulle financière non purgée depuis 2008, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, la prolifération des armes, l’augmentation du nombre et de l’intensité des conflits, la montée des extrémismes… : le monde ne subit pas une crise passagère mais une mutation qui va impacter lourdement le quotidien de toute l’humanité et exiger de nouvelles pratiques car des besoins de base tels que l’eau, l’alimentation, le logement, l’énergie, la mobilité, la santé et la sécurité seront de plus en plus difficilement accessibles.

Je peux refuser de voir ce qui se passe autour de moi et profiter des progrès (agricole, économique, social, sanitaire, etc.) acquis au cours du siècle passé jusqu’à ce que l’absence de ressources ou une catastrophe me fasse « atterrir » de manière brutale.

Je peux m’enfermer entre mes frontières, mes croyances ou mes peurs, et laisser des régimes autoritaires guider ma vie ou me réfugier dans une « quête survivaliste » pour me préparer à un avenir chaotique à la Mad Max.

Je peux aussi décider d’agir maintenant et avec les autres pour « prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge » (Churchill). Autant décider le changement pour mieux l’organiser ensemble et là, un futur devient possible.

Je suis cette femme ou cet homme du XXIe siècle qui change pour pouvoir continuer à dire que « jusqu’ici tout va bien ». Je limite mon confort pour contribuer à la survie de la terre. Je m’engage auprès des autres citoyens du monde pour que les intérêts nationaux ou les groupes de lobbies ne dominent pas l’intérêt collectif. Je m’investis pour contribuer à réduire les inégalités. Je produis et consomme autrement pour renforcer les ressources et les richesses locales. J’essaie d’influencer mes dirigeants pour que « des transformations sociétales et économiques majeures (aient) lieu au cours de la prochaine décennie pour compenser l’inaction du passé »1. Je fais entendre ma voix dans le débat politique pour défendre les valeurs de paix et de démocratie.

Par mes actions et mon engagement, je privilégie la loi de l’entraide à celle du plus fort2, et si je peux perdre certains avantages, je gagne aussi en solidarité, en sécurité et en proximité.

Je suis cet acteur de la solidarité qui change pour que les générations à venir puissent aussi dire « jusqu’ici tout va bien ». Les formes de solidarité actuelle, comme le « secteur de l’aide internationale », doivent contribuer à cette transformation tout en se transformant elles-mêmes. Les réactions hostiles des dirigeants de ce monde aux discours de Greta Thunberg nous montrent que ces changements ne se feront pas sans conflits et sans rapports de force. Mais, face à la loi du plus fort de lobbies étatiques ou privés, seuls l’engagement et l’entraide peuvent nous permettre de freiner la dynamique vaine et sans fin de la violence face à un problème qui défie l’intelligence. Comme l’a démontré la mobilisation spontanée de citoyens européens pour accueillir les personnes migrantes, ce sont l’engagement et l’imagination qui esquissent des réflexions et des réponses actives.

« La plus grande victoire de l’existence ne consiste pas à ne jamais tomber, mais à se relever après chaque chute ». Nelson Mandela

 

Michael Carrier – Groupe URD
Chargé de recherche et d’évaluation, référent Qualité et redevabilité

  1. Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), Rapport sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions, 26 novembre 2019.
  2. Voir L’entraide, l’autre loi de la jungle de Pablo Servigne et Gautier Chapelle (Les Liens qui Libèrent, 2017).

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p. 34-35