Auteur(s)

Marie Bécue

Bien avant l’apparition du COVID-19, l’OMS expliquait déjà que le genre et les inégalités de genre sont deux déterminants sociaux majeurs de l’accès aux soins de santé[1]. Ainsi, il est prévu dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) que l’exercice du droit à la santé implique les principes de non-discrimination, d’équité et d’égalité, en appliquant une perspective de genre[2]. Malgré cela, en période de crise, ces inégalités se renforcent et l’accès aux soins et services de santé primaire pour les femmes et les filles s’avère plus que jamais un enjeu primordial.

 

La crise COVID-19 comme révélateur et accélérateur des problématiques « genre »

L’épidémie de COVID-19 a illustré un fait déjà connu de tou.te.s les travailleur.euse.s humanitaires et organisations de la solidarité internationale : en temps de crise, les violences faites aux femmes et basées sur le genre augmentent, alors qu’à l’inverse, les services de protection et les systèmes d’accès aux soins sont affaiblis, voire totalement à l’arrêt. Dans les pays connaissant une crise au sens d’effondrement local, plus de 70 % des femmes et filles subissent des violences[3]. Dans le même temps, les financements et les plans de réponses ne sont pas à la hauteur des enjeux. À titre d’exemple, en 2016, 2017 et 2018, le financement de la réponse à ces violences de genre représentait moins de 0,15 % de l’ensemble du financement humanitaire, ce qui n’a aucune chance d’aboutir à un résultat significatif. Les confinements, l’isolement et l’extrême précarité des femmes et personnes minorisées de genre ont eu pour conséquences l’augmentation des disparitions, féminicides, violences, mais aussi de l’enrôlement des femmes, enfants et personnes LGBTQI+ dans les trafics humains et réseaux de prostitution violents depuis le début de la pandémie. Au Pérou par exemple, plus de mille femmes sont toujours portées disparues suite au confinement, et une femme disparaissait toutes les trois heures entre le 16 mars et le 30 juin selon le Défenseur du peuple[4].

Les réponses de santé sexuelle et procréative sont essentielles pour les femmes et les filles, qu’il s’agisse de leur santé, de leurs droits, de leurs besoins ou de leur bien-être. Partout dans le monde, le fait de se concentrer sur la seule réponse sanitaire et de détourner les ressources essentielles allouées normalement à ces services peut conduire à une hausse de la mortalité des filles et des femmes, de la mortalité infantile ainsi qu’à une hausse des taux de grossesse précoce chez les adolescentes, à la résurgence d’infections VIH et de maladies sexuellement transmissibles. Les organisations humanitaires doivent donc impérativement intégrer une approche de genre dans leur réponse à cette crise pour s’assurer de l’égal accès aux soins et aux services de santé, et aussi fournir des analyses de contexte sexospécifiques. La réponse humanitaire apportée est en effet à analyser non seulement sous l’angle médical et sanitaire, mais aussi féministe, social, politique, économique et éthique.

Récemment, la communauté humanitaire a fait d’importants efforts pour intégrer les questions de genre dans son action. En effet, un nombre important de documents cadres et de politiques « genre » ont été développés, même si leur opérationnalisation par l’ensemble des acteurs humanitaires reste un défi. Diverses directives internationalement acceptées et reconnues ont également été produites et doivent être utilisées comme des outils de référence[5] pour la conception et la mise en œuvre de projets humanitaires lors des réponses aux crises. Ainsi, il est important que toutes les organisations qui interviennent en réponse à la crise COVID-19 respectent cet ensemble de standards et veillent à leur inclusion afin d’intégrer la transversalité du genre dans les réponses proposées.

La crise sanitaire actuelle a aussi mis en lumière toutes les autres discriminations liées au genre bien au-delà des violences qui en sont la conséquence directe : celles davantage invisibilisées, intégrées et normalisées par la société actuelle comme les inégalités économiques, sociales, politiques, d’accès à la protection sociale, à l’emploi rémunéré, au droit, etc. Plus largement, des droits normalement garantis et consacrés légalement par certains pays – comme le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France par exemple – sont remis en cause, de fait, par la fermeture des services concernés en cette période. Toujours en France, les associations ont exigé l’allongement du délai légal de l’IVG pour tenter de pallier ce manque d’accès aux soins : il existe donc un véritable danger de retour en arrière par rapport à des acquis sociaux, risque qui pèse encore davantage sur les femmes en période de crise, comme le confirme cette période marquée par la pandémie de COVID-19.

Au commencement de la crise sanitaire, les Nations unies avaient pourtant lancé un plan d’action genré[6] en insistant sur les mesures à prendre afin de minimiser l’impact global de la pandémie sur les inégalités femmes-hommes. « Avec la propagation de la pandémie de COVID-19, même les gains limités réalisés au cours des dernières décennies risquent d’être annulés », avait alerté le Secrétaire général de l’ONU. La seule réponse possible dans les propositions de mitigation rédigées par les instances onusiennes a été d’appeler les gouvernements à placer les femmes et les filles au cœur de leurs efforts dans la planification du relèvement et ce, dans tous les domaines et secteurs d’activité. Il est en effet clairement apparu que, face au virus, les femmes sont les plus exposées : aides-soignantes, infirmières, caissières, couturières, femmes de ménage, auxiliaires de vie, etc. Cette crise remet donc au centre des enjeux la question fondamentale de la place du care, terme anglais qui désigne l’ensemble des activités de soins de l’autre, activités vitales et pourtant continuellement dévalorisées, invisibles, faiblement rémunérées ou pas du tout, assignées à des femmes bien souvent racisées.

Partout dans le monde, les lois et les normes sociales de nature patriarcale et discriminatoire demeurent omniprésentes, ce qui explique que les femmes restent perpétuellement sous-représentées à tous les niveaux du pouvoir politique. Comme l’explique Christiane Taubira, ancienne ministre française de la Justice : « Ce qui fait tenir la société, c’est d’abord une bande de femmes. Pour rappel et en quelques chiffres, à travail égal, les femmes sont en moyenne rémunérées 24 % de moins que les hommes, les femmes représentent 2/3 des adultes analphabètes dans le monde, 153 pays ont des lois favorisant la discrimination économique des femmes. Last but not least, dans le monde, une femme sur trois subira des violences au cours de sa vie »[7]. Or, ces inégalités de genre ainsi que leurs conséquences économiques et sociales commencent dès le plus jeune âge avec le manque d’accès à l’éducation. La crise de COVID-19, avec le confinement de la majorité de la population mondiale, a engendré la fermeture des établissements d’enseignement dans 188 pays, ce qui va encore exacerber les inégalités entre les sexes et assurément en créer de nouvelles. De ce fait, la continuité scolaire pour les petites filles reste la priorité d’intervention de bon nombre d’ONG, au-delà de la seule réponse de santé.

Il serait donc totalement inexact d’affirmer que l’accroissement de la vulnérabilité liée au genre est la résultante unique de la pandémie récente. Non, il est bel et bien lié à une condition préexistante, cette intarissable inégalité femmes-hommes ancrée socialement. La pandémie exacerbe donc logiquement et méthodologiquement les violences du système patriarcal : exploitation du travail invisible des femmes, exclusion des minorisé·e·s de genre, marginalisation des précaires.

 

Tirer les leçons de cette crise, y compris au sein des organisations humanitaires…

Une partie de la crise actuelle est selon moi bien trop minimisée. Il est en effet important de rappeler que nous vivons une crise écologique : l’articulation entre la propagation du virus, la mondialisation et la destruction de notre écosystème a été portée à notre attention de manière irréfutable. Par consensus scientifique, il est désormais démontré que les actions humaines ont modifié le climat et gravement dégradé les écosystèmes naturels, terrestres et marins, rendant la terre inhabitable pour un grand nombre d’espèces. Dans le même temps, le nombre de réfugié·e·s climatiques augmente sans cesse, la paupérisation s’accentue, des femmes sont exploitées et violentées, des communautés minoritaires sont prises pour cible. Il est donc plus que jamais temps de faire les liens entre ces phénomènes, d’en comprendre les interconnexions, d’évaluer les risques systémiques et de travailler sur l’intersectionnalité. La crise sanitaire nous montre de manière très évidente les limites du système capitaliste, productiviste et individualiste, basé sur l’exploitation infinie des ressources.

Beaucoup de voix appellent au changement depuis la crise COVID-19, comme une sorte de prise de conscience pour ce que certains nomment déjà le « monde d’après », cet état qui galvanise tant d’imaginaires mais se heurte encore à la réalité du « monde d’avant », toujours bien présent. De fait, la question demeure : le récit post-crise se dessinera-t-il avec les femmes ? Avec les minorisé·e·s, les LGBTQIA+, les sans-papiers, les migrant·e·s ? Car ces voix doivent être entendues pour qu’émerge un monde plus juste, équitable et pérenne[8]. Il est urgent de travailler dès aujourd’hui à la construction d’un monde qui ne détruirait ni les humain·e·s, ni les natures au sein desquelles ils/elles vivent, de repenser entièrement la division sexuée mais aussi racialisée du travail, et enfin de lutter contre l’asservissement des femmes, des minorisé·e·s et du vivant. C’est une critique radicale de la structure oppressive de la société qui doit être narrée rapidement si l’on veut s’en libérer.

Le même constat s’applique à nos organisations humanitaires pourtant en première ligne face à ces inégalités. Au cours de cette pandémie et notamment lors du premier confinement massif au niveau mondial, beaucoup de webinaires ont montré le lien entre le mouvement « Black Lives Matter » et les dynamiques de genre existantes dans nos organisations, faisant des parallèles quant aux mécanismes de domination reproduits par le secteur de l’aide. Il est donc urgent pour les travailleuses humanitaires que le secteur puisse appréhender les dynamiques de genre sur les terrains et dans les sièges en valorisant une approche non genrée, non racisée et non colonialiste. La notion de « pouvoir » doit être interrogée par les ONGs en identifiant davantage les besoins en matière de genre, de minorités et d’inclusion, et plus particulièrement la prise en compte de ces problématiques et des personnes concernées dans le processus décisionnel. Il faut par exemple comprendre que les équipes souhaitent une gouvernance de nature horizontale, paritaire et sociocratique. Autant de sujets qui sont habituellement mis de côté par le secteur, peut-être parce qu’ils nous imposent une introspection questionnant nos logiques d’intervention mais aussi nos identités organisationnelles, notre « ADN ».

Ces différents constats démontrent qu’une critique décoloniale et féministe est indispensable à la construction d’une nouvelle approche humanitaire. Créer des mouvements de gouvernance partagée où l’on s’extrait de la hiérarchie, inventer une nouvelle façon d’exister et de faire de l’entraide ensemble, c’est-à-dire en se désenclavant des logiques binaires Nord-Sud, imaginer ensemble de nouveaux récits propices à l’émergence de nouveaux modèles. Voilà précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui.

 

 

[1] OMS, Genre et Santé : https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/ gender

[2] Nations unies, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 1966

[3] https://www.unwomen.org/fr

[4] https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2020/07/28/pendant-le-confinement-au-perou-toutes-les-trois-heures-une-femme-disparaissait_6047532_4832693.html

[5] https://interagencystandingcommittee.org/system/files/iasc_le_guide_des_genres_pour_les_actions_humanitaires.pdf

https://ec.europa.eu/echo/files/policies/sectoral/gender_thematic_policy_document_fr.pdf

https://interagencystandingcommittee.org/iasc-training

[6] https://www.un.org/fr/%C3%A9quipe-de-communication-de-la-riposte-de-l%E2%80%99onu-au-covid-19/in%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-et-covid-19-les

[7] https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/comprendre-et-combattre-inegalites-femmes-hommes/

[8] https://www.un.org/fr/%C3%A9quipe-de-communication-de-la-riposte-de-l%E2%80%99onu-au-covid-19/in%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-et-covid-19-les

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