Auteur(s)

Hélène Quéau

Action contre la Faim en France : la construction progressive d’une mission

La question de l’intervention en France n’est pas nouvelle pour Action contre la Faim (ACF), pas plus d’ailleurs que pour les autres organisations humanitaires. Elle s’est toutefois posée de manière plus prégnante en 2015, date à laquelle nous avons décidé de conduire des évaluations aux frontières de l’Europe. La conclusion n’a alors pas été de déclencher une intervention : d’abord parce qu’un certain nombre d’acteurs étaient déjà présents et mobilisés, et d’autre part parce que si nous décidions d’intervenir, nous voulions le faire sur le long terme. Or, il nous fallait davantage de temps pour réfléchir à nos modalités d’intervention et à notre relation au politique, aux autres acteurs…, pour ne pas arriver comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. En bref, nous voulions prendre le temps, agir en finesse et être prudents.

Nous avons ensuite repris le sujet en interne en 2018 et commencé par rencontrer les différents acteurs pendant de longs mois. Malgré l’urgence des situations, nous avons assumé ce choix de prendre le temps. À l’époque (je n’étais pas encore là, étant arrivée mi-2019), cette exploration était largement conduite par une personne au background associatif. Tout ce travail a été très utile et je me suis donc joins par la suite à la mission afin d’apporter un regard humanitaire c’est-à-dire de « traduire » en langage humanitaire les constats déjà tirés.

Voilà donc une première leçon que je retiens de toute cette période : l’importance de prendre le temps nécessaire pour comprendre à la fois les personnes fragilisées, mais aussi les acteurs associatifs, leur langage, leurs engagements, etc. Tout cela demande du temps, mais c’est un temps indispensable car sinon, très rapidement, on peut « mal faire ». Et d’ailleurs, est-ce qu’on prend toujours ce temps à « l’international » ?…

 

Le questionnement sur la plus-value de notre organisation

C’est une question qui nous guide depuis le début de notre engagement, et qui continue de nous habiter. Bien évidemment, nous avons très vite vu que les besoins étaient importants : les conditions de vie dans les campements sont inhumaines, probablement les pires que j’ai pu voir de tout mon parcours d’humanitaire, alors même que la France est un État qui est censé avoir les moyens de protéger ces populations. Mais le système de protection a des « trous dans la raquette », lesquels sont comblés par les associations qui sont donc utilisées comme opératrices dans un contexte par ailleurs ultra-concurrentiel où les moyens manquent cruellement et où tous les acteurs sont épuisés.

Pour toutes ces raisons, les associations – comme les collectifs citoyens – se retrouvent bien souvent dans l’obligation de « bricoler ». Et forcément, à mes yeux de professionnelle de l’humanitaire, avec mes principes et mes cadres d’action, il y a des constats qui questionnent (voire qui dérangent) dans ce bricolage (distributions alimentaires non adaptées aux besoins des personnes, mise en danger des équipes et des personnes aidées…). Ici, la plus-value des humanitaires est peut-être justement dans la vigilance qu’ils peuvent apporter pour « ne pas nuire », c’est-à-dire ne pas avoir d’impact négatif.

De ce constat sur les besoins et les capacités de réponse a peu à peu émergé notre stratégie : les aidants – collectifs citoyens comme associations – sont épuisés à compenser les limites du système. Notre action peut donc viser à « aider les aidants ». Nous avons ainsi défini progressivement des grands principes d’action (plutôt que des activités) et, au cœur de ceux-ci, résidait donc la nécessité de « faire avec » plutôt que de « faire seul », et de monter la énième distribution alimentaire… L’idée était vraiment de soutenir ceux qui faisaient déjà.

 

La construction de la relation partenariale

Dès lors que la stratégie de soutien aux acteurs a été actée, il a fallu prendre le temps de construire cette relation. Cela a commencé par des choses très simples et humbles, comme participer à des réunions d’associations et de collectifs impliqués dans le champ de l’aide aux exilés. Ensuite, nous avons progressivement mis en œuvre des enquêtes pour « faire tout en se faisant connaître et en apprenant ». Ici, le processus a été très important car ces enquêtes nous ont permis de mobiliser différentes associations et nous avons essayé de rassembler les gens. On a aussi rapidement mis en place des activités de formation, notamment auprès des bénévoles (sur la posture d’aidant, sur les enjeux de sécurité personnelle, etc.).

Très vite, les relations de type « verticale » ont été absolument exclues : il n’en n’était pas question. De même qu’il n’était pas question d’arriver avec des projets déjà « pensés » par nous-mêmes. Ici, il est intéressant de noter que, malgré tout, les outils classiques des acteurs humanitaires restent assez verticaux, tout comme la façon d’interagir avec les « partenaires locaux ». Les humanitaires fonctionnent par exemple souvent avec des conventions de partenariats types, or en France on ne formalise pas nécessairement les collaborations car cela casserait parfois certaines dynamiques et risquerait de déboucher sur quelque chose de trop vertical. Dans ce contexte particulier de l’aide aux migrants, je n’imagine pas proposer une convention de partenariat type à certains acteurs car ils recevraient très mal la chose…

Le champ lexical employé en France est lui aussi différent de celui des missions internationales. Par exemple, on ne parle pas de « renforcement de capacités » dans notre action : on apprend tout autant qu’on « forme » ou que l’on « renforce » les acteurs. On se situe plus au niveau de l’échange mutuel et du partage.

Pour conclure, il convient de rappeler deux points également importants : les acteurs humanitaires ont développé un système de suivi-évaluation qui peut venir alimenter l’action des acteurs français. Nous pouvons en effet aider à prendre du recul sur l’action et à produire de la donnée fiable (élément clé pour toute action de plaidoyer et pour constamment adapter l’action). Enfin, nous pouvons parfois prêter notre voix pour des actions d’influence, celle-ci étant souvent plus audible pour les pouvoirs publics que celle d’autres acteurs considérés comme « trop » militants.

 

Hélène Quéau est Directrice Pays – Mission France d’Action contre la Faim

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p. 41-43