Auteur(s)

Bertrand Bréqueville

Facilement instrumentalisée par ses adversaires, la radicalité n’est pas une position simple à assumer en politique. Pour autant, au-delà des caricatures et des récupérations, elle est avant tout l’attribut d’un projet politique lisible. Et les nombreux défis auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée sont justement trop importants pour ne pas exiger un minimum de clarté politique. Face à l’explosion des inégalités, à la marchandisation galopante des biens communs, au réchauffement climatique, aux dégradations environnementales, aux reculs démocratiques, aux dérives fascisantes et aux risques croissants d’un conflit mondial d’envergure, le camp du progrès n’a d’autre choix que d’être radical. S’il ne l’est pas, c’est le camp d’en face – celui de la réaction – qui le sera. Et force est de constater qu’il l’est déjà (sans même avoir à le signifier) à sa manière, une manière qui se pare des atours de la respectabilité, mais qui ne laisse aucun doute quant à ses véritables intentions.

La radicalité n’a toutefois de sens politique que si elle s’ancre dans le réel. Pour ne pas sombrer dans la posture idéaliste, elle suppose donc une lecture matérialiste des choses et leur caractérisation. Aucune radicalité n’est en effet possible sans un positionnement clair par rapport au capitalisme qui, à partir des années 1980, a pris sa forme contemporaine, celle du néolibéralisme. Il serait trop long et compliqué de revenir ici sur les origines du néolibéralisme, mais il convient d’insister sur ce qu’il implique et la manière dont il se manifeste : extension de la logique marchande à toutes les sphères de la société et à tous les aspects de la vie, mondialisation de la production et extension de la logique concurrentielle. Or, rien de tout cela n’est le résultat d’une évolution « naturelle » du capitalisme. Le néolibéralisme a besoin d’institutions, de normes, d’incitations et d’un rôle facilitateur des États. Selon le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, la grande force du néolibéralisme est de parvenir à faire accepter le cadre normatif et les règles de fonctionnement dont il a besoin, ce qui en fait « une raison monde qui a pour caractéristique d’étendre et d’imposer la logique du capital à toutes les relations sociales jusqu’à en faire la forme même de nos vies », autrement dit un « fait social total »[1]. Qu’un fait puisse embrasser la totalité sociale n’est pas nécessairement problématique en soi, mais cela le devient lorsque celui-ci se matérialise contre la volonté des personnes et des peuples. Car, oui, il y a bien quelque chose de totalitaire dans le néolibéralisme, et même quelque chose qui relève du totalitarisme.

Au regard de l’histoire récente de l’action humanitaire, l’établissement d’un tel constat n’a rien d’anodin puisque ce mouvement issu du sans-frontiérisme trouve ses origines dans l’antitotalitarisme en vogue dans les années 1970. Un antitotalitarisme qu’il instrumentalise sciemment pour mieux discréditer le tiers-mondisme alors présenté par ses détracteurs comme un avatar du communisme. En pleine guerre froide, l’humanitaire sert en effet le réarmement moral du camp capitaliste tandis que le néolibéralisme s’apprête à devenir hégémonique. Ainsi, sans-frontiérisme et néolibéralisme sont indissociables tant la concomitance historique est évidente, un lien de parenté rendu possible par l’environnement intellectuel de l’époque. L’aventure humanitaire doit être replacée dans le nouvel ordre économique mondial qui se met en place à partir des années 1980. La fin de la guerre froide scelle ensuite définitivement l’arrimage de l’humanitaire au néolibéralisme, le premier devenant alors le fidèle compagnon de route du second.

 

Quand humanitarisme rime avec néolibéralisme

 

De l’inscription des droits sociaux dans une pure logique humanitaire au rapport décomplexé au secteur privé lucratif en passant par l’utilisation de concepts neutres en apparence, mais idéologiquement chargés et, pour certains, préalablement vidés de leur potentiel subversif (résilience, empowerment, capital humain…), la perméabilité de l’humanitaire aux influences et aux intérêts du néolibéralisme ne fait plus aucun doute en 2023. Bien sûr, et malgré des accointances marquées avec une certaine droite dans les années 80, on ne peut pas reprocher à l’humanitaire – pris dans sa globalité – son lien de parenté avec le néolibéralisme. En revanche, on peut reprocher aux ONG humanitaires de ne pas prendre conscience de cette filiation, de ne pas chercher à s’en émanciper, et puisque le capitalisme néolibéral s’apparente à un totalitarisme, de purement et simplement renier leur histoire. Les ONG humanitaires devraient donc repenser leurs interventions sous le prisme de l’anti-néolibéralisme. Le peuvent-elles seulement ? Leur doctrine leur en donne-t-elle la possibilité ? L’imprégnation de l’humanitaire par la rationalité néolibérale est en effet telle que l’invention de nouveaux schémas de pensée humanitaire ne sera pas une tâche facile. Les ONG humanitaires qui le voudront devront très vraisemblablement se faire violence.

L’humanitaire se représente le monde  à travers des principes et des concepts (par exemple, principes humanitaires, espace humanitaire, nexus humanitaire-développement) qui guident son action et auxquels il donne des significations particulières. Certes, l’imaginaire originel de la doctrine humanitaire a joué un rôle moteur pendant la guerre froide et a certainement permis aux ONG humanitaires de trouver à ce moment-là un juste milieu entre les deux camps qui s’affrontaient alors. Néanmoins, on peut aujourd’hui se demander si, face au néolibéralisme triomphant et en l’absence de réflexion critique, la doctrine humanitaire n’est pas devenue une idéologie au sens péjoratif que le penseur communiste italien Antonio Gramsci pouvait donner au terme, à savoir « un système dogmatique de vérités absolues et éternelles »[2]. Dès 1992, Rony Brauman parlait d’ailleurs d’humanitarisme pour désigner le risque de transformation de la doctrine humanitaire en idéologie[3]. De ce fait, l’humanitaire dépolitise – et c’est là son principal point commun avec le néolibéralisme. Il décontextualise à outrance les situations de souffrance humaine, il nie aux personnes concernées leur statut de sujets politiques, il renonce à penser le changement social. L’incapacité de l’humanitaire à renouveler sa propre doctrine permet ainsi au néolibéralisme d’étendre sa logique à l’action humanitaire, si bien qu’il n’est pas exagéré de parler d’humanitarisme néolibéral. Dès lors, les véritables caractéristiques ontologiques de l’humanitarisme néolibéral restent difficiles à cerner, ce qui explique sans doute les réactions qu’il suscite le plus souvent au sein des ONG humanitaires, à savoir le déni ou le pragmatisme, quand ce n’est pas tout simplement l’adhésion.

Cependant, si ces postures s’avèrent les plus fréquentes et les mieux ancrées, d’autres commencent à émerger, notamment celles des « contestataires », comme Pascal Revault, directeur de l’expertise et du plaidoyer chez Action contre la faim, l’a judicieusement fait remarquer durant les dernières Universités de printemps de l’humanitaire. En effet, et même si les personnes concernées n’ont malheureusement toujours pas voix au chapitre la plupart du temps, des évolutions dans la sociologie militante des ONG humanitaires deviennent peu à peu perceptibles et font écho aux enjeux planétaires de l’époque. Bien sûr, d’aucuns parmi les gardiens du « temple » humanitaire cherchent à les discréditer en n’y voyant qu’un simple bruit de fond ou seulement l’expression d’un activisme sans lendemain. Il n’en demeure pas moins qu’une certaine frange militante s’efforce d’imposer dans les débats humanitaires des concepts comme l’écoféminisme et l’agroécologie, pour ne citer que ceux-là. Or, quoi qu’on puisse penser de ces notions, sans forcément être nouvelles, elles ont l’immense mérite de relier différentes situations à l’oppression et à l’exploitation (exploitation économique des femmes, exploitation des ressources…) et donc de créer un tout autre type de rapport avec le système capitaliste, le tout dans une perspective d’émancipation. Ces évolutions militantes demeurent difficiles à chiffrer précisément, mais cette envie de radicalité au sein d’un nombre a priori grandissant de travailleurs et travailleuses humanitaires tranche singulièrement avec les habituelles inertie et frilosité institutionnelles. Constater ce décalage ne fait pas que jeter le doute sur la légitimité et la représentativité des instances dirigeantes des principales organisations humanitaires, trop souvent enfermées dans leur tour d’ivoire, elle ouvre également la porte à une remise en question de l’actuelle doctrine humanitaire.

 

Vers un (impossible…) nouvel humanitaire ?

 

La prise de conscience de l’impasse idéologique que représente l’humanitarisme néolibéral est déjà en marche, mais la route sera probablement semée d’embûches, l’arrivée incertaine et l’ostracisation des contestataires vraisemblable tant le secteur est aujourd’hui dépolitisé, satisfait de lui-même et sûr de son fait. Il ne suffira pas d’en finir avec les inepties telles que la neutralité, même si cela fera partie des changements absolument nécessaires. D’ailleurs, en supposant que l’humanitaire soit aujourd’hui neutre tel qu’il le revendique, ce n’est pas par essence, mais parce que de nombreux facteurs aussi bien internes qu’externes ont fini par le neutraliser. Bien au contraire, la révision de la doctrine humanitaire devrait reposer sur la reconnaissance de la valeur sociale des personnes concernées, sur l’activation de leur condition politique, sur une véritable solidarité politique avec les mouvements sociaux en lutte contre le mode de pensée dominant (par exemple, mouvements syndicalistes, féministes, indigènes…), sur un ancrage solide dans les sociétés civiles locales et sur de nouveaux imaginaires (justice sociale, commun, éthique du care…). Deux questions, et non des moindres, se posent alors. Si cette transformation a lieu, ce qui en ressortira sera-t-il encore de l’humanitaire, pourront se demander les puristes et les partisans d’une approche classique ? Et cette transformation peut-elle être l’œuvre des ONG humanitaires elles-mêmes ?

Pour conclure, rappelons que ce sont bien le capitalisme et ses différentes déclinaisons (néolibéralisme, impérialisme…) qui génèrent la majorité des crises dites humanitaires. L’affirmation ne relève pas d’un quelconque aveuglement idéologique, mais plutôt de l’observation et de la compréhension des faits dans leur réalité. Parmi les discours catastrophistes, ceux qui s’abstraient de la politique ne servent bien souvent qu’à faire « passer la pilule » capitaliste, le tout en connotant positivement des concepts tels que la réduction des risques, l’adaptation ou la résilience. Parce que les « crises » ne pourront pas se résoudre par elles-mêmes au sein du système qui les génère, leurs conséquences humanitaires sont appelées à perdurer et à s’amplifier, et ce, malgré leur prise en charge plus ou moins effective dans un cadre, certes, toléré par le capitalisme lui-même, mais qui alimente les discours victimaires et favorise certaines postures purement moralistes. Face aux menaces existentielles qui pèsent sur l’humanité, le risque est grand pour les ONG du secteur de l’aide de n’être plus que les actrices d’une eschatologie humanitaire qui n’aurait rien à envier aux inquiétantes théories survivalistes. Afin de réduire ce risque, les ONG humanitaires issues du sans-frontiérisme iront-elles jusqu’à appeler ouvertement à un anticapitalisme cohérent ? Iront-elles jusqu’à inscrire leurs actions dans une logique de subversion des rapports sociaux capitalistes et d’institution de nouveaux rapports sociaux ? Eu égard à leur histoire indissociable du néolibéralisme, à la plupart de leurs maîtres à penser et fondateurs ainsi qu’à certains de leurs conseils d’administration aujourd’hui encore, il est malheureusement possible d’en douter. S’il venait à se produire, un tel revirement idéologique aurait la saveur toute particulière de l’inattendu. Aussi, parce que l’humanitarisation de la planète entière est moralement inacceptable, une radicalisation de l’humanitaire apparaît indispensable, mais on le devine, elle revient finalement à poser la question de son dépassement. C’est là tout l’enjeu des débats et des années à venir.

 

[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016, p. 11.

[2] Antonio Gramsci, « Historicité de la philosophie de la praxis », Cahiers de prison, in Textes choisis, Le Temps des Cerises, 2014 (1983), p. 209-213.

[3] Rony Brauman, « Contre l’humanitarisme », CRASH, 1er juin 1992. https://www.msf-crash.org/fr/publications/guerre-et-humanitaire/contre-lhumanitarisme

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p. 28-33.