Auteur(s)

Charlotte Dufour

Les grands investissements réalisés depuis trois décennies pour améliorer la qualité de l’aide sont motivés par un sincère désir de contribuer au bien-être d’individus dont la vie a été ou est bouleversée par des crises de toutes sortes. Ces efforts sont mus par une réelle solidarité, une soif de rencontre et de proximité, ainsi qu’un élan d’humanité qui composent le sens et l’essence même du geste humanitaire.

Et pourtant, le bilan de ces efforts indique qu’ils ont aussi contribué à une rigidification du système de l’aide internationale – alors même que les expériences de terrain montrent combien la flexibilité est essentielle pour mieux répondre aux besoins engendrés par les crises. L’engagement des acteurs humanitaires pour une plus grande redevabilité (« accountability ») envers les populations se traduit par des efforts pour une plus grande écoute, un plus grand respect et une volonté de mieux répondre à leurs besoins. Mais le mise en œuvre des démarches de redevabilité se traduit souvent par des procédures lourdes, qui se voient parfois réduites à un exercice de « cochage de cases ». Ainsi, les démarches qualité débouchent souvent sur une technocratisation de l’aide, dans laquelle la relation humaine peut se retrouver étouffée1.

Le discours général du secteur sur la « participation » – en vogue depuis plus de vingt ans – et les tentatives de « démarches participatives » témoignent de la volonté d’une relation plus « horizontale » entre acteurs et récipiendaires de l’aide. Pour autant, cela trahit également la nature intrinsèquement verticale (« top-down ») du paradigme dans lequel opèrent l’ensemble des intervenants : ONG, bailleurs, institutions locales, organisation des sociétés civiles, populations. Car si l’on participe à quelque chose, c’est qu’elle est par définition extérieure à soi. Aussi, force est de constater que la « révolution de la participation »  tourne en rond. Il en va de même avec le discours sur la localisation : on ne localise quelque chose que si celle-ci est apportée d’ailleurs. Quelle place, alors, pour construire sur ce qui est déjà en place et adopter des approches réellement « locally-led » (menées localement)2 ?

Le langage humanitaire trahit le fait que nous sommes prisonniers d’un paradigme dont nous souhaitons sortir. Ce langage commence à être critiqué3 et des voix de plus en plus nombreuses commencent à dénoncer s’attaquer le colonialisme, le paternalisme et même le racisme inhérents au modèle humanitaire tel qu’il s’est déployé depuis des décennies4. Ces mots sont forts, déstabilisants, et peuvent naturellement heurter – voire blesser – les individus qui œuvrent corps, cœur et âme pour aider des hommes et femmes en détresse, parfois jusqu’à y laisser leur vie ou du moins leur santé.

 

Comment briser ce cercle vicieux ?

Lorsque l’on travaille sur la transformation d’un système (quel qu’il soit), il est courant de se focaliser sur les structures, politiques et procédures qui le composent. L’expérience montre cependant que les changements de structures, de politiques et de procédures réussissent rarement à induire les changements souhaités (par exemple, augmenter la qualité d’une intervention ou améliorer la redevabilité). Pourquoi ? Parce qu’ils ignorent les dynamiques humaines en jeu. Les travaux de Myron Rogers et Margaret Wheatley fournissent des clés qui peuvent débloquer cette situation. John Atkinson écrit au sujet de leurs travaux : « Myron suggère que dans le ‘leadership’ nous devrions porter notre attention sur l’identité, l’information et les relations. Ce sont elles qui créent un environnement de confiance, lequel garantit à son tour que l’on engage les actions appropriées plutôt qu’habituelles et que tout cela conduit à un travail dans le service public qui ait plus de sens pour toutes les personnes impliquées »5.

Aussi, si l’on veut aujourd’hui refonder l’humanitaire pour sortir de cette approche « descendante » (pour ne pas dire colonialiste), il ne suffit pas de revoir nos structures, politiques et procédures. Il nous faut interroger les identités que nous portons, la nature des relations entretenues entre les acteurs, et la façon dont l’information circule dans le système. Il importe donc d’ajouter le contexte culturel et les structures de pouvoir qui forgent nos identités, nos relations et l’information que nous produisons/interprétons, tant le contexte colonial/post-colonial dans lequel l’humanitaire s’est développé à la fin du XXe siècle demeure déterminant.

Or, la redéfinition de nos identités, l’évolution de nos relations et la transformation des informations impliquent un travail en profondeur au niveau individuel, institutionnel et culturel. Une telle analyse dépasse le cadre du présent article, mais nous pouvons déjà nous concentrer sur le langage que nous utilisons car changer notre manière de parler pourrait nous aider à conscientiser certains aspects de notre identité et de nos relations, et opérer ainsi certaines évolutions…

Je propose donc ci-dessous un nouveau lexique qui pourrait favoriser l’émergence d’un nouveau paradigme pour la solidarité. Il est néanmoins fondamental de préciser qu’un changement de vocabulaire est loin d’être suffisant, surtout s’il est utilisé pour maquiller la persistance de dynamiques verticales et paternalistes. Ces mots nouveaux ne peuvent en aucun cas remplacer les changements institutionnels, structurels et culturels qui doivent s’opérer. Ils s’avèrent néanmoins une invitation à revoir l’état d’esprit (« mindset ») mais aussi l’état de cœur (« heartset ») avec lequel chaque individu s’engage dans la relation de solidarité. Car plus nous évoluons à titre individuel, plus nous pourrons faire évoluer les structures et institutions dont nous faisons partie.

 

Lexique actuel de l’aide humanitaire Proposition de nouveau lexique de la solidarité
« Aide » « Entraide »
« Appropriation » «  Co-création »
« Participation » « Collaboration »
« Renforcement des capacités » « Apprentissage entre pairs »
« Populations vulnérables » «  Acteurs »
« Bénéficiaires » «  Partenaires »
« Partenaires de mise en œuvre » / « prestataires des services » « Partenaires / collègues »
« Empowerment » / « responsabilisation » « Accompagnement / aide à la mise en réseau / connexion »
« Localisation » Le terme devient non pertinent et caduc car nous sommes dans une démarche organique de partenariat basée sur les réalités locales.

 

Pour conclure, il est important de souligner que ce genre d’approche et de vocabulaire est déjà courant dans certaines sphères, notamment celle liée à la coopération entre institutions locales (de la société civile ou gouvernementales), que ce soit en France ou dans les pays dit « du Sud ». Les opportunités sont donc là pour apprendre. Pour ma part, il me semble que trois valeurs ou attitudes devraient guider la relation de solidarité à l’avenir : l’écoute, la présence et le partage.

  1. Voir sur ce thème le numéro 20 de notre revue consacré à « l’agilité » : https://www.urd.org/fr/revue_humanitaires/humanitaire-en-mouvement-n20/
  2. Voir HEM n°23 : https://www.urd.org/fr/revue_humanitaires/humanitaires-en-mouvement-n23/
  3. Voir l’article de Tammam Aloudat, « The Damage aid workers can do with just their words », 27 mars 2021 (https://www.thenationalnews.com/opinion/comment/the-damage-aid-workers-can-do-with-just-their-words-1.1190907).
  4. Un ensemble de ressources sur le sujet sont compilées ici : https://www.thenewhumanitarian.org/feature/2022/08/12/Decolonising-aid-a-reading-and-resource-list
  5. John Atkinson, Total Place: a practitioner’s guide to doing things differently, p. 14-15 (https://www.leadershipcentre.org.uk/wp-content/uploads/2016/12/tppractitionerguide-.pdf).

Pagination

p. 54-57.