Auteur(s)

Virginie Brision

Très attachée à la qualité de son travail de manière générale, ACF évalue son action selon des standards qualité définis dont le Core Humanitarian Standard (CHS – Norme humanitaire fondamentale). Dans sa stratégie de réponses aux urgences, l’organisation met en place des évaluations systématiques qui lui permettent de mesurer et d’analyser ses interventions. Ainsi, dans le cas de l’Ukraine, une évaluation en temps réel est en cours pour tirer les leçons du déploiement de la réponse et des équipes durant les trois premiers mois. L’accent sera principalement mis sur la performance opérationnelle, en identifiant les problèmes systémiques et contextuels ainsi que les opportunités et les enseignements à tirer. Cette évaluation permettra de renforcer l’expérience de l’organisation qui doit en permanence s’adapter aux évolutions du contexte sur place.

 

La « réponse Ukraine » : travailler en partenariat

Action contre la Faim a été présente en Ukraine de 2015 à 2019, mais n’y avait plus d’activités depuis, même si elle était toujours enregistrée dans le pays. Aussi, lorsque les équipes d’intervention ont été déployées à la fin du mois de février 2022, la stratégie retenue a été d’agir en soutien aux initiatives locales. L’organisation avait en effet compris que la société civile ukrainienne était suffisamment forte et qu’il fallait éviter de créer des « doublons ». Il s’agissait donc d’identifier des partenaires locaux et de travailler avec eux, mais aussi à travers eux. Une intervention directe pouvait néanmoins être envisagée si cela s’avérait nécessaire.

Intervenir via des partenaires est une approche habituelle chez ACF qui dispose d’une politique « Partenariats » même si, en contexte d’urgence, cette approche n’est pas toujours recommandée ou possible. Dans les pays où l’organisation travaille depuis longtemps, des plans de préparation aux urgences sont mis en place et réactualisés chaque année, et les organisations partenaires sont invitées à échanger sur les modalités d’intervention. En effet, développer un partenariat prend du temps et si les modalités de réponses ne sont pas définies en amont, l’assistance aux personnes dans le besoin peut être ralentie. Pour la réponse en Ukraine, il a fallu d’une à plusieurs semaines pour rencontrer les partenaires, permettre la compréhension et la connaissance des valeurs et des besoins, mais aussi définir des stratégies communes de réponse. Aussi, tout ce processus a pris plus de temps qu’habituellement car ACF était inconnu et connaissait peu le fonctionnement des organisations de la société civile. Comme toujours, un dispositif avec procédures et validation a été mis en place afin d’assurer la transparence financière, l’éthique et la redevabilité, mais aussi la neutralité si cruciale dans le contexte ukrainien ; ce qui là encore a demandé du temps pour expliquer clairement la position de l’organisation. Un aspect chronophage accentué par la présence sur cette crise de tous les acteurs de la solidarité internationale, laquelle implique une coordination particulièrement complexe.

 

La multiplicité des acteurs et leurs forces d’action

En plus des acteurs issus de la solidarité internationale humanitaire, cette crise a fait appel à une myriade d’autres acteurs dont les interventions s’entrecroisaient et se chevauchaient même parfois. Ces dynamiques solidaires ont notamment amené leurs propres fonds avec des capacités techniques issues du privé, une dimension qui devait aussi être prise en compte dans l’analyse de l’assistance apportée. La société civile individuelle, et en particulier les initiatives volontaires, ont ainsi posé de nombreuses questions de neutralité, de protection, d’éthique et de qualité de l’aide. À titre d’exemple, on peut citer les montagnes de vêtements arrivées en Pologne qu’il a ensuite fallu gérer, ou encore le fait que les réfugiés y étaient attendus par des volontaires avec des barbes à papas et des bonbons qui, d’après les médecins des centres de transit, provoquaient souvent des vomissements chez les enfants. Plus grave encore, la spontanéité des secours laissait aussi de l’espace aux réseaux malveillants, les réfugiés ne sachant pas à qui s’adresser quand ils avaient besoin d’aide.

Pour autant, il convient de mentionner combien les acteurs privés ont été actifs – ce qui est atypique dans une réponse humanitaire internationale. En Pologne, dans les centres de transit, des entreprises d’opérateur téléphonique mettaient par exemple à disposition des puces téléphoniques pour les personnes réfugiées afin qu’elles restent en contact avec leurs proches. En Ukraine, Action contre la Faim a de son côté travaillé avec une entreprise qui, avant le conflit, réalisait des barrières métalliques, mais qui, au début de la guerre, a mis à disposition ses cuisines pour qu’un réseau de volontaires puissent préparer des repas chauds et les livrer aux personnes isolées, bloquées ou vivant dans le métro.

Or, les entreprises ou les acteurs privé(e)s ne connaissent que très peu les bailleurs de fonds de l’aide internationale. Travailler avec eux constitue donc un défi pour ACF. À titre d’exemple, il est rarement possible d’utiliser les fonds institutionnels des bailleurs pour une relation partenariale avec un acteur privé, le bailleur ne voulant travailler qu’avec des organisations de la société civile formellement identifiées et reconnues. Certains bailleurs de fonds avaient donc suggéré à ACF de considérer le partenaire comme un fournisseur alors que l’organisation ne voulait pas leur donner ce rôle car cela aurait signifié être dans la position d’un client passant une commande et aurait donné une dimension marchande au partenariat alors que ce n’était pas la réalité. ACF voulait aider à la production des repas et contribuer à cet effort, que ce soit en fournissant un soutien financier ou en proposant de l’expertise pour la mise en place des actions. L’objectif n’était pas de contractualiser la relation mais de valoriser ce travail, sans aucune dimension lucrative. Malheureusement, très peu de bailleurs étaient ouverts à cette approche qui a pourtant permis de distribuer jusqu’à 17 000 repas chauds par jour.

Enfin, ACF a dès le début pris conscience de la nécessité de soutenir les volontaires car la difficulté du contexte – travail jour et nuit combiné à une forte charge émotionnelle – conduit à une fatigue rapide et parfois même à l’épuisement en raison de la spontanéité de leur engagement. Les ONG internationales ont ici un rôle à jouer dans l’aide sur le long terme et si l’on peut leur reprocher d’être trop lentes ou procédurières, l’opportunité d’amener leur dispositif professionnel comme relais des initiatives spontanées n’est pas dénué d’intérêt. Les volontaires doivent en effet retourner à leur travail, et l’arrivée de professionnels permet donc d’avoir des personnes fixes sur un temps dédié, en rotation et formées à l’accueil de personnes en détresse.

 

S’adapter face à l’urgence : les projets à impact rapide

Action contre la Faim a joué de sa flexibilité entre ce qu’il était possible de faire et les moyens mis à disposition des organisations sur place. Ainsi, dans ce contexte nouveau et pour accompagner au mieux les dynamiques spontanées locales, l’organisation a ajusté ses pratiques habituelles en initiant des projets à impact rapide. Ces derniers reposent sur un engagement financier par partenaire très faible (moins de 20 000 euros) et durant une période très courte (moins de 3 mois). Ils permettent d’observer le partenaire en action, de développer une meilleure compréhension des capacités et de la façon de travailler de chacun, mais aussi de tester les pratiques de gestion du partenariat mises en place. C’était enfin une manière de s’assurer de la valeur ajoutée à collaborer et de l’éventuelle nécessité de développer un plan d’action conjoint entre les organisations.

Avant de s’engager dans un projet court, ACF discute de la conformité minimale, c’est-à-dire effectue un criblage des membres et met en place les termes nécessaires à l’accord de partenariat sur la base de discussions avec chaque partie. La conformité minimale renvoie par exemple à la transparence financière, au respect de sa politique en matière de prévention de l’exploitation et des abus sexuels (PSEA) ou encore aux principes de neutralité et impartialité. Pour accompagner ses équipes dans ce dispositif, des directives ont été développées spécialement pour le contexte ukrainien. À ce jour, 8 projets à impact rapide ont été initiés pour environ 100 000 euros d’engagement.

Au fil des mois, les partenariats se sont consolidés pour une implication plus importante et plus conséquente financièrement. Trois mois après le début de la guerre, des stratégies de partenariats ont même été élaborées. Si ACF a fait preuve de flexibilité quant au reporting demandé à ses partenaires, elle s’est aussi montrée stricte dans le respect de ses principes, notamment en termes de redevabilité et de transparence vis-à-vis des bénéficiaires. De leur côté, les partenaires comprenaient les attentes d’ACF même s’ils jugeaient extrêmement contraignant le reporting auquel se soumettent les organisations internationales, tant cela nécessite des outils et des ressources humaines. Les projets intègrent en outre les bailleurs qui requièrent de rapporter les activités avec des indicateurs précis (nombre de bénéficiaires par genre, âge, etc.).

Le contexte évoluant rapidement, ACF adapte son approche au fil du temps. Ainsi, au début du conflit, le soutien était nécessaire à l’ouest et l’équipe sur place ne savait pas si un accès à l’est serait possible. L’organisation pensait que la situation sécuritaire y serait trop dangereuse et que les autorisations de circuler seraient compliquées à obtenir. Certes, aller en « zones grises » pour soutenir la réponse est l’une des priorités d’ACF mais au vu de la situation, il est nécessaire de développer de solides systèmes sécuritaires pour permettre l’accès et la logistique. En tant que nouvel acteur, cela prend du temps, en particulier sur les règles d’engagement à la protection des civils et des humanitaires qui ne sont pas encore très claires dans ces zones du fait du conflit. ACF développe actuellement sa capacité à intervenir à l’est et au sud du pays tout en essayant de se rendre dans les zones les plus difficiles.

 

La complexité des principes humanitaires en temps de guerre : la ligne rouge d’ACF

Pour Action contre la Faim, comme défini dans sa charte de principe : « une victime est une victime ». L’organisation maintient donc une neutralité stricte en matière de politique et de religion même si elle peut être amenée à dénoncer la violation des droits humains ou les obstacles à une intervention humanitaire. Pour autant, parler du principe de neutralité dans un pays mobilisé sur l’effort de guerre est très compliqué.

D’une part, l’armée occupe au sein de la société ukrainienne un rôle important de protection qui s’explique par un long héritage militaire. À titre d’exemple, on peut citer les publicités qui demandent de verser un supplément aux militaires en guise de support humanitaire au moment de régler sa facture d’électricité par téléphone. D’autre part, le territoire sur lequel ACF intervient est soumis à la loi martiale où les autorités peuvent demander à n’importe quel acteur de donner une partie du travail qu’il fait. Enfin, ACF intervient en majorité via des partenaires qui sont pour beaucoup les services publics et ces derniers contribuent à l’effort de guerre, en plus d’être mobilisables.

Pour toutes ces raisons, la contribution humanitaire n’est pas exempte d’apporter de l’aide aux forces combattantes quand bien même ACF le refuserait. Dans cette logique, les résultats de la réparation d’un système de distribution d’eau avec la compagnie Vodokanal peuvent évidemment, à terme, apporter de l’eau aux forces armées. Il en va de même pour le soutien au travail des Mairies sur l’organisation des abris temporaires (shelters) puisque les combattants du jour sont aussi des personnes qui, le soir, viennent s’abriter et retrouver leurs familles. Sans oublier qu’à tout moment n’importe quel stock – quel qu’il soit (alimentaire ou matériel) – peut être réquisitionné par le gouvernement.

La marge de manœuvre pourrait être simplifiée avec les partenaires issus de la société civile mais, là encore, l’équation n’est pas simple. Citons par exemple un des partenaires qui compte parmi ses activités la fabrication de filets de camouflage tricotés par des personnes âgées. Que faire par rapport à cela quand, dans le même temps, le même acteur soigne et nourrit des milliers de personnes ? En guise de ligne de conduite, ACF précise donc que le soutien est pour les civils et que toute collaboration s’arrête si une activité est officiellement pour l’effort de guerre ou pour rassembler armes et munitions. Dès son arrivée en Ukraine, l’organisation en a informé ses bailleurs et ces derniers font preuve de flexibilité car eux non plus ne sont pas neutres. Enfin, ACF renforce sa neutralité vis-à-vis d’eux en rappelant que dans sa charte de principe, « une victime est une victime », et en activant un fort plaidoyer pour obtenir l’accès à toutes les personnes dans le besoin.

 

Conclusion

La réponse d’Action contre la Faim dans le contexte ukrainien de 2022 aura donc été très spécifique et même unique. Dès le début de son intervention, l’organisation aura en effet travaillé en partenariat avec un grand nombre d’acteurs de natures très différentes, privées et parapublics (11 Mairies et la Vodokanal), ONG et initiatives citoyennes… Ainsi, six mois après le début de son action, ACF a déjà collaboré avec trente-deux partenaires.

Cette rapidité inédite a été rendu possible par la capacité même de la société civile et des structures privées à s’organiser face à la crise et aux nouvelles menaces. Le soutien offert par ACF a été bien accueilli de façon générale par les diverses parties prenantes car une grande motivation et une forte solidarité ont permis de trouver le terrain d’entente favorable au meilleur soutien pour les personnes dans le besoin.

 

Virginie Brision est référente veille, système et analyse des situations d’urgence au sein d’Action contre la Faim. 

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p. 58-65.