Auteur(s)

Véronique de Geoffroy & Pierre Brunet

Le changement climatique est aussi une question de santé publique (par son impact sur les déplacements de populations, la qualité de l’air, les vagues de chaleur…). Face à cette inquiétude, la revue médicale The Lancet a déclaré : « S’attaquer au réchauffement climatique pourrait être la plus grande opportunité du XXIe siècle en matière de santé » (2015). Comment comprenez-vous cette affirmation ?

L’idée principale que traduit cette phrase, c’est qu’une grande partie des solutions au réchauffement climatique ou des facteurs qui pourraient stabiliser le climat dans les prochaines décennies ont également des impacts très significatifs sur la santé des populations, et vice versa. Les différentes pollutions qui découlent des productions et consommations énergétiques, industrielles ou agricoles, ont des conséquences sanitaires directes. Prenons l’exemple de la pollution de l’air liée aux émissions de gaz à effet de serre ou d’autres particules : en les diminuant drastiquement dans le domaine des transports, on réduit mécaniquement les effets néfastes sur la santé des populations qui sont aujourd’hui très élevés dans les mégapoles. Le réchauffement climatique est principalement une dégradation de l’environnement résultant d’une pollution atmosphérique à échelle massive, même si les systèmes de production agricole et la déforestation jouent aussi un rôle. En agissant sur les énergies fossiles pour stabiliser le climat, on traite donc aussi l’une des causes majeures des infections respiratoires ou d’autres pathologies liées aux grandes pollutions environnementales, que ce soit à Paris, New Delhi ou Lagos. C’est en ce sens-là que le Lancet dit que c’est à la fois la plus grande menace et la plus grande opportunité en termes de santé globale. D’un côté, laisser les causes s’amplifier et la situation se dégrader entraînerait des impacts de santé dramatiques pour les populations les plus exposées. D’un autre, stabiliser le climat en stoppant un certain nombre de pollutions atmosphériques ou en agissant sur le système agricole aide à résoudre des problèmes critiques de santé publique. Et l’on peut étendre ce raisonnement aux questions alimentaires puisqu’il existe des liens extrêmement forts entre régimes alimentaires et toute une série de maladies chroniques aujourd’hui en pleine expansion dans le monde, que ce soit des cancers, des maladies cardio-vasculaires, l’obésité… Aller vers des régimes alimentaires durables compatibles avec une stabilisation du climat, moins riches en viande, plus à base de végétaux et de protéines végétales, prévient toute une série de maladies chroniques. Un changement de trajectoire serait donc très bénéfique. Comme troisième élément, on peut évoquer le meilleur accès des femmes à l’éducation et à la santé reproductive, lequel a un fort impact sur le climat en raison de son effet stabilisateur sur la démographie. C’est une corrélation très robuste mise en avant par de nombreux démographes et scientifiques : l’égalité d’accès des femmes à l’éducation et à la santé favorise la stabilisation démographique. Or on sait que l’augmentation démographique, couplée avec l’émergence d’une énorme classe moyenne à l’échelle globale, amplifie l’exploitation des espaces et la consommation des ressources naturelles et, par conséquent, les émissions de gaz à effet de serre. Dans ce domaine, la réponse n’est donc pas, contrairement à ce que l’on entend parfois, le contrôle des naissances, mais des politiques ambitieuses qui favorisent l’égalité des droits, l’accès à l’éducation et l’accès à la santé. Ce sont des leviers autrement plus puissants et respectueux des libertés. Au final, les co-bénéfices entre action climatique, santé, éducation, droits et respect de l’environnement sont extrêmement nombreux.

Dans ce contexte de réchauffement climatique et de santé publique, quel rôle voyez-vous pour les ONG ?

On se retrouve devant plusieurs responsabilités clés : au-delà de l’assistance à adapter, la première consiste à témoigner des impacts de l’urgence climatique sur les populations vulnérables parce que, très souvent, les ONG sont en première ligne sur les terrains les plus affectés (bandes tropicales, régions soumises de manière répétitive aux événements climatiques extrêmes, régions impactées par des cycles de l’eau perturbés et par la montée des températures). Elles ont un rôle assez naturel de relais sur les impacts humains et la perception de la question climatique doit évoluer en mettant plus l’accent sur le risque grave encouru par les populations humaines. Sur ce thème, les ONG ont donc une légitimité et une crédibilité, et peut-être encore plus les ONG médicales. Mais établir de tels liens n’est pas toujours facile. Dans certains cas, c’est un peu plus évident que dans d’autres, mais cela implique en général d’avoir des partenariats, de collaborer avec des instituts de recherche qui sont capables de décrire une évolution à long terme alors que les organisations humanitaires observent plutôt des impacts à court et moyen terme. Travailler à donner de la compréhension et de la visibilité sur les impacts lorsque c’est pertinent, montrer que c’est un problème actuel et pas uniquement dans trente ans, me paraît un rôle essentiel à jouer.

La deuxième responsabilité, c’est un rôle de positionnement politique en revenant à des bases extrêmement simples. Les organisations humanitaires sont légitimes pour dénoncer une négligence caractérisée, totalement cynique, vis-à-vis de populations dont la vulnérabilité va fortement se dégrader dans les années à venir, et ce alors même qu’il existe des politiques alternatives. Ce n’est certainement pas aux organisations humanitaires de préconiser telle ou telle solution spécifique pour stabiliser le climat, ce n’est pas leur domaine de connaissance, mais elles peuvent plaider pour ce qu’on appelle dans le monde médical un « duty of care », et dénoncer le sacrifice annoncé de populations entières. Au Bangladesh, par exemple, les scientifiques prédisent avec une forte certitude que le pays va perdre 10 à 20 % de son territoire sous l’eau d’ici la moitié du siècle, ce qui veut dire des millions de personnes déplacées. En Afrique sub-saharienne, même si les prédictions régionales sont imprécises en termes de cycle de l’eau, la montée des températures aura des conséquences très dommageables. Si les exemples ne manquent pas, il faut en revanche être prudent en tant qu’organisation humanitaire sur les scénarios et éviter le piège des scénarisations quantitatives annonçant un nombre précis de personnes qui seront affectées, par millions ou de centaines de millions. Si ces dernières sont utiles pour un travail de planification à long terme des institutions, ou pour saisir l’étendue des risques, leurs méthodologies doivent régulièrement faire l’objet de revues critiques. Cela ne doit pas occulter le plus important : il n’y a pas de doute que la montée des températures – acquise, l’inconnue étant jusqu’à quel niveau – aura des impacts négatifs massifs sur de nombreuses populations vulnérables.

À quelles politiques alternatives pensez-vous ?

Aujourd’hui, de nombreuses solutions sont proposées et des organisations et territoires, bien que trop marginaux, ont déjà fait des progrès colossaux. Certaines collectivités et entreprises ont réduit leurs émissions de 50 % ou même 80 %. Les chemins possibles sont donc relativement bien connus et implémentables mais, malgré cela, la perpétuation de notre modèle énergétique et agricole nous mène vers un monde qui se réchaufferait de 3 ou 4 degrés par rapport à l’ère préindustrielle. Se pose aussi la question de la sobriété. Des débats considérables interrogent l’accès aux ressources dans un avenir proche ou lointain et la pérennité d’un système fondé sur la croissance économique. Est-ce que les ressources seront disponibles pour mettre en œuvre à très large échelle des énergies renouvelables dans un délai de 20 à 30 ans ? Mais ce n’est pas sur ce plan que réside la valeur ajoutée, l’assise ou la légitimité des organisations humanitaires.

Pour arriver en 2050 à la neutralité carbone que préconisent désormais de nombreuses institutions, vous recommandez de procéder par étapes et de se fixer des objectifs réalistes à plus court terme, notamment une réduction de 50 % des émissions de gaz à effet de serre dans les dix prochaines années. Pouvez-vous décrire concrètement comment cela peut se traduire pour les ONG urgentistes, en particulier médicales puisque l’on sait qu’elles présentent certaines spécificités (notamment le rôle crucial de l’approvisionnement pour les médicaments et le matériel) ?

Premièrement, il faut faire assez attention au terme de « neutralité carbone » car il est parfois compris de différentes manières. Pour certains, cela correspond juste aux émissions moins les compensations, ce qui permet de continuer à émettre autant qu’avant en achetant des compensations. Or l’enjeu ici est bien de réduire les émissions à un niveau réel le plus proche possible de zéro d’ici la moitié du siècle. Cette feuille de route provient des travaux de consensus scientifique du GIEC, qui inspire les accords de Paris et la plupart des États ayant fixé des objectifs de réduction des émissions en conséquence. Pour stabiliser le climat à + 1,5 ou 2 degrés, il n’y a plus d’autre choix maintenant que d’arriver à une réduction des émissions à presque zéro d’ici vingt à trente ans, pour parvenir à des émissions négatives après 2050. Tout ce qui sera émis en plus de cela contribuera à un niveau de réchauffement supérieur. Un nombre croissant d’États intègre cette feuille de route dans leur législation mais le problème, ce n’est pas seulement l’objectif final. La trajectoire est tout aussi cruciale. Il faut diviser au moins par deux les émissions chaque décennie pour enclencher une réduction exponentielle. C’est pour cela que les sociétés les plus avancées sur le sujet visent des réductions de 40 à 60 % d’ici 2030.

Les organisations humanitaires ne sont finalement pas très différentes de tous les autres acteurs. Une feuille de route collective de décarbonation implique, concrètement, que toutes les organisations de la société la mettent en œuvre tôt. En cela, la responsabilité d’une organisation humanitaire d’urgence ne se distingue pas de celle d’un hôpital en France, des pompiers ou de tout autre service d’intérêt général qui agit avec certaines contraintes. Les humanitaires ne peuvent pas s’affranchir en raison de leur mission sociale d’un acte de responsabilité qui incombe à tout le monde. Imagine-t-on des associations humanitaires, en première ligne sur les vulnérabilités, qui seraient moins ambitieuses que les États sur les mesures de stabilisation du climat ? La question est plutôt le « comment ? ». Les organisations humanitaires ont un déploiement international avec quelques grandes masses en termes d’émission : les transports (du personnel et lié aux approvisionnements) où l’on retrouve évidemment beaucoup l’avion mais pas uniquement ; la nourriture distribuée (au personnel dans les cafétérias ou aux populations lors de distributions) ; l’énergie des bâtiments (chauffage, climatisation, matériaux de construction) qui est une problématique sur laquelle il existe beaucoup de leviers ; l’informatique, plus complexe, mais qui s’avère un domaine crucial ; et enfin toute la chaîne d’approvisionnement souvent spécifique aux différentes organisations. Certaines municipalités – y compris des capitales de pays – sont en route vers le « net zéro » d’ici 2030 alors qu’elles ont à faire à des chaînes d’approvisionnement beaucoup plus complexes que celles des organisations humanitaires. Je pense qu’il est extrêmement important pour les humanitaires d’intégrer le bon objectif de long terme mais surtout de se donner une cible intermédiaire exigeante à cinq ou dix ans, par exemple une réduction de moitié d’ici 2030, en travaillant déjà sur tout ce qu’on appelle les « low-hanging fruits ». S’il est effectivement difficile d’arriver à 100 % de réduction, il est assez simple de descendre en quelques années de 30 à 40 %, puis 50 %. C’est le premier levier à activer : obtenir des victoires à court ou moyen terme pour, en parallèle, travailler sur ce qui est plus complexe, à savoir le modèle opérationnel qu’il faudra adapter.

Durant les quinze dernières années, les transports aériens ont « explosé », comme pour le monde entier, à cause de la baisse des prix et de l’arrivée du low cost. Les gens voyagent désormais sans arrêt pour des réunions, certains expatriés rentrent parfois quatre à cinq fois par an…. On n’est pas du tout sur le même rapport au transport qu’il y a quinze ou vingt ans. Cela n’affecterait pas l’opérationnalité d’être sur des politiques beaucoup plus restrictives en la matière. Pour ce qui est de l’énergie des bâtiments, on pourrait par exemple aller vers la suppression rapide des générateurs à fuel dans la plupart des contextes. En les remplaçant par de meilleures solutions, on constatera très vite des bénéfices locaux en termes de durabilité et parfois même des rapports coûts/bénéfices très favorables. Le plus compliqué, c’est la chaîne d’approvisionnement parce qu’elle demande des approches plus techniques pour identifier où sont les gains potentiels et assumer des critères d’achat environnementaux. Au final, il faut sortir de l’impasse intellectuelle suivant laquelle il ne vaudrait pas le coup d’enclencher l’effort sur la première tranche de réduction tant qu’on n’a pas trouvé de solution systémique pour décarboner totalement l’activité. Ce serait une erreur stratégique : on devrait au contraire aller très vite pour la première tranche de réduction tout en se donnant le temps de réfléchir à des modèles opérationnels plus décarbonés.

Qu’entendez-vous par la nécessité de mettre à plat le modèle opérationnel des organisations humanitaires ?

Le modèle opérationnel de nos interventions est très énergivore en raison des déploiements à très grande distance, notamment pour les organisations urgentistes qui ont des chaînes d’approvisionnement très centralisées, et a fortiori dans le domaine médical pour des raisons de qualité des médicaments et du matériel médical. La question serait donc : comment faire évoluer le modèle tout en maintenant une exigence élevée en termes de qualité et de réactivité ? Cela passe par des approches beaucoup plus décentralisées demandant moins de transport, par la formation des équipes sur le terrain, et par la responsabilisation du personnel national (toujours insuffisante). Ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais sur plusieurs années et par morceaux, en veillant à ne pas mettre en œuvre de fausses bonnes idées, des options qui apparaissent comme des solutions mais qui n’en sont pas en réalité. La digitalisation a ainsi souvent été présentée comme une manière de réduire la consommation de ressources mais on sait maintenant qu’elle aboutit parfois à des dépenses énergétiques plus importantes. Dans le secteur humanitaire, le partage d’expertise et les communautés de pratique sont nécessaires pour mettre en commun les expériences positives et négatives, l’expertise et le support. Les organisations humanitaires, comme d’ailleurs beaucoup d’entreprises et collectivités qui n’ont pas une taille critique, n’ont pas toutes les moyens de se doter d’équipes techniques internes, d’experts en sustainability. Et comme les États n’ont souvent pas encore mis en place des agences de soutien opérationnel à la transition, il y a probablement un intérêt à mutualiser l’appui opérationnel et se mettre en réseau. Il faut aussi s’inspirer d’autres domaines. Dans le secteur de la santé, je pense à l’exemple très impressionnant du National Health Service (NHS) en Angleterre qui vient d’annoncer une feuille de route visant le « net zéro », à savoir une décarbonation la plus complète possible. Il n’y a aucune raison que les humanitaires ne puissent pas faire preuve d’une ambition similaire.

Qu’entendez-vous par manque d’expertise au sein de la communauté humanitaire et comment pensez-vous possible d’y remédier ?

Il y a ici deux volets : d’un côté, la réduction des émissions et les bonnes pratiques en matière de durabilité ; de l’autre, la question de l’expertise programmatique, par exemple dans le domaine médical avec les pollutions environnementales et les crises sanitaires qu’elles peuvent provoquer. Je pense que ce sont des enjeux sur lesquels les organisations médicales humanitaires peuvent renforcer leurs capacités. Par rapport au réchauffement climatique, de nombreuses conséquences se situent dans une gamme d’activités classiques et relativement maîtrisées par le secteur de l’aide, l’enjeu étant le volume plutôt que la technicité. Je pense ici notamment à la malnutrition et aux déplacements. Mais dans d’autres domaines, par exemple la pollution extrême de l’air dans des pays vulnérables, ce sont de nouveaux champs d’intervention. Au niveau de l’analyse des contextes, il faudrait arriver à mettre des « lentilles » qui intègrent la question environnementale et climatique. Beaucoup d’ONG de développement le font déjà mais au sein des organisations plutôt urgentistes, c’est finalement très peu le cas. Autant les éléments liés aux conflits, la violence, le manque d’accès à la nourriture ou l’eau sont très vite pris en compte dans les enquêtes de terrain, autant les questions environnementales plus complexes le sont très peu. Les cadres analytiques doivent évoluer et des outils adaptés – qui souvent existent déjà – doivent aider les équipes dans leur travail. Il s’agit de se les approprier.

En conclusion, je dirais que la tragédie de la réponse à la crise climatique, c’est le déni de responsabilité. On a tendance à penser que c’est trop gros, trop global et trop technique et que, finalement, ça doit se traiter à des niveaux plus macro : gouvernement, finance et industrie. Et effectivement, c’est vrai : les leviers politiques, normatifs et financiers sont les instruments les plus puissants. Mais ils prendront du temps à se mettre à la hauteur des enjeux et encore plus à produire leurs effets. Vu la gravité de la situation, on a désormais dépassé le stade de tout attendre d’en haut, il faut agir directement. La tragédie risque fort de s’accélérer si chacun reste cantonné à son rôle, sa mission sociale, et n’en sort pas alors même qu’une crise systémique se déroule devant nos yeux. Face à cette situation, chaque organisation de la société devrait se remettre en cause et examiner sa sphère de responsabilité propre, sur tout ce qu’elle contrôle. Et puis sur ce qu’elle ne contrôle pas, essayer d’influer les autres par l’exemple, l’exigence et l’effet domino. Les sphères que l’on contrôle sont finalement beaucoup plus importantes qu’on le pense souvent. On ne peut tout simplement pas attendre les politiques macro qui viendront forcément in fine, à cause de la pression des événements, mais sans savoir si ce sera dans dix ou quinze ans. Nous prenons tous le risque de perdre un temps précieux car les délais sont considérables entre le moment de la décision politique, l’implémentation, les effets concrets et les impacts sur les émissions.

 

Bruno Jochum, Membre du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP)
Ancien directeur général du Centre Opérationnel de Médecins sans Frontières Suisse

Entretien mené par Véronique de Geoffroy et retranscrit par Pierre Brunet

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