Auteur(s)

Aline Hubert

Selon vous, dans quelle mesure les enjeux de qualité de l’aide ont pu constituer un frein à la prise en compte de l’environnement dans le secteur ces dernières années ?

 

Je crois que la question est mal posée. Certes, la qualité et la redevabilité de l’aide ont été au centre des préoccupations ces dernières années alors que les aspects environnementaux commencent à peine à être considérés sérieusement. Pour autant, je ne crois pas que l’on puisse dire que le premier enjeu soit un frein à la prise en compte du second. Le problème fondamental provient de toute notre société qui a pris l’habitude de négliger l’environnement au profit de considérations plus immédiates. Et, en cela, le secteur de l’aide n’est pas différent. Dans cette perspective, alors qu’il aurait dû être évident que l’environnement fait partie intégrante de la qualité de l’aide, au même titre que la redevabilité, nous avons compartimenté qualité, redevabilité et environnement. Ainsi, les nombreuses références directes ou indirectes à l’environnement (au moins dix) du Core Humanitarian Standard on Quality an Accountability (CHS) sont par exemple passées plus ou moins inaperçues. Bien que ces références existent, cette norme a le défaut de se concentrer sur les aspects environnementaux locaux, sans considérer que des effets globaux peuvent avoir des conséquences très locales – je pense notamment au changement climatique, mais pas seulement. La révision en cours du CHS constitue une opportunité pour être plus explicite et surtout aborder la problématique environnementale dans une perspective plus globale. Attention cependant à ne pas essayer de faire du CHS une norme environnementale : ce n’est pas sa vocation.

 

Dans quelle mesure les normes peuvent-elles contribuer à une meilleure prise en compte de l’environnement ? Quelles sont les limites et les autres alternatives possibles ?

 

Les normes offrent non seulement un cadre dans lequel des mécanismes (quels qu’ils soient) peuvent opérer mais permettent aussi de mesurer l’effectivité de ces mécanismes. De ce point de vue, une norme bien conçue et un système d’évaluation de la conformité indépendant et rigoureux – qui forment ensemble le système de la norme – sont d’importants facteurs d’amélioration, comme démontré dans de nombreux secteurs. Dans celui de l’aide, cela commence à devenir vraiment évident depuis la mise en place du CHS.

Dans tous les secteurs qui opèrent dans des conditions variables, notamment ceux qui touchent à l’humain, la grande question est de savoir comment atteindre un équilibre entre flexibilité et prescription. Sinon, le système de la norme devient soit trop laxiste soit trop prescriptif. Dans les deux cas, il perd sa pertinence et peut (va) devenir un frein.

Il existe deux grandes familles de normes : les normes techniques aux exigences de performance très claires, souvent quantitatives, et les normes de management de système qui demandent l’existence de processus censés assurer la qualité d’un objet ou d’un processus. Cette approche a été développée dans les années 50 pour le secteur de l’automobile qui se diversifiait singulièrement à cette époque. C’est le fameux ISO 9000 qui assure que des processus existent pour garantir une qualité constante des produits, mais qui ne définit pas ce que cette qualité doit être. Cette approche est beaucoup plus souple que l’autre et en théorie mieux adaptée au secteur de l’aide, mais elle présente le désavantage de permettre à peu près n’importe quel niveau de qualité.

Dans les années 90, de nouveaux systèmes de normes, dites éthiques, sont apparus. Il s’agit en fait d’un hybride des deux approches précédentes : ils définissent un système et certaines des performances que ce système doit obtenir. Le CHS a inversé cette approche : il définit la qualité du service que les populations doivent recevoir et donne des indications sur le type de système de management qui peut en assurer la qualité constante. Le CHS reste cependant fondamentalement une norme de système.

Cette longue introduction visait à justifier une réponse simple : les normes sont un élément important pour la prise en compte de l’environnement. Pour ce faire, elles doivent non seulement atteindre l’équilibre idéal entre flexibilité et prescription, mais aussi être associées à un système rigoureux et indépendant de contrôle de conformité, ce qui permet d’y greffer un (ou des) mécanisme(s) d’incitation à leur mise en place. Le CHS propose ce cadre de manière exemplaire et, au cours de ma carrière professionnelle, c’est de loin le meilleur exemple avec lequel j’ai travaillé malgré les limites évoquées précédemment.

Pour autant, aussi importante soient-elles pour répondre aux défis environnementaux, les normes ne sont pas une panacée. Il ne faut donc pas parler d’alternatives, mais d’actions et de mécanismes complémentaires à mettre en place. Toute approche qui tendrait à limiter cette complémentarité me semblerait extrêmement négative.

 

Quels seraient vos conseils pour trouver l’équilibre que vous évoquez ?

Il existe des techniques pour ce faire, mais surtout une bonne dose d’art. D’un point de vue technique, il faut s’assurer que le développement d’une norme (ou sa révision) soit aussi participatif que possible, réunissant les différentes parties prenantes. Un exercice de cartographie des parties prenantes est donc nécessaire en premier lieu, en considérant deux variables : l’impact qu’elles peuvent avoir sur la norme et l’impact que la norme peut avoir sur elles.

Il faut ensuite que la participation aille bien au-delà de la consultation : il faut donc analyser et comprendre le pouvoir de négociation de chacune de ces parties prenantes et le rééquilibrer autant que faire se peut dans les mécanismes de prise de décision. Ces mécanismes doivent impérativement être définis à l’avance et ne pas changer en cours de route. Ceci est à mon avis – et selon mon expérience – la seule manière de créer un environnement où les parties les plus faibles d’une négociation ne sont pas dominées par les plus puissantes (qui font généralement appel à leur bienveillance pour garantir que les décisions soient justes).

Il faut en outre penser à chaque étape en dehors des sentiers battus pour envisager les effets potentiels de la norme, même hors de son cadre d’action. C’est plus facile quand on révise une norme existante parce qu’on a de l’expérience avec la version existante. Dans ce cas, il faut changer uniquement ce qui est nécessaire mais ne pas modifier « plus » que ce qui est suffisant pour répondre au problème. Et il faut identifier les vrais problèmes. Par exemple, si une norme est peu utilisée par une catégorie d’utilisateurs potentiels : est-ce un problème lié à la norme elle-même, à la communication associée à la norme, et/ou à des incitations (ou contre-incitations) liées à son utilisation ? Et enfin, est-ce une réalité ou seulement une perception ?

Dans tous les cas, il faut beaucoup de doigté, basé sur une longue expérience de la normalisation et de ses méthodes de vérification, au-delà d’un seul secteur qui – par définition – aura ses préjugés.

 

Que vous inspire le témoignage du Groupe Nutriset ?

Cela confirme le fait que développer une norme ne peut pas se faire sans une vision holistique de ses multiples impacts, bien au-delà du problème auquel elle veut s’attaquer. Ceci implique la participation significative de TOUTES les parties concernées. Cela confirme aussi que des normes purement de performance ne sont adaptées qu’à des processus bien définis qui opèrent dans des conditions bien définies.

On comprend bien que l’intention d’apporter des aliments sûrs est un objectif louable. Mais il est évident que les institutions qui les ont développées l’ont fait avec des ornières…