Auteur(s)

François Grünewald

Sur la base d’un exercice de type « retour d’expérience » (RETEX) organisé à partir de la méthodologie participative de l’espace ouvert, les Universités d’automne de l’humanitaire ont abordé les nombreuses facettes de la crise COVID-19 et de sa gestion. La première partie de l’exercice consistait à établir une base commune de faits placés sur une ligne des temps validée collectivement. Cet atelier s’est articulé autour de trois dates repères (avant le 15 mars 2020, du 15 mars au 31 mai, et enfin à partir du 1er juin 2020) et de trois axes stratégiques (les faits, les mesures prises et actions entreprises, les leçons apprises).

Le présent article tente d’expliciter cette « ligne des temps ».

 

  1. Avant le 15 mars 2020

Les faits

Si un certain nombre d’éléments semblent indiquer que le virus SARS-CoV-2 circulait déjà en Europe durant les derniers mois de 2019, tout s’est accéléré début janvier 2020 quand la Chine a déclenché l’alerte après la découverte d’une pneumonie d’origine inconnue. À partir du 22 janvier, le confinement de la province du Wuhan place plus de 6 millions de personnes « sous cloche », mais des personnes contaminées avaient déjà commencé à répandre le virus sur tous les continents. L’apparition de plusieurs foyers hors Asie (Italie, Iran…) commence rapidement à inquiéter et le 24 janvier, trois premiers cas sont annoncés en France, tous liés à des personnes revenant de Chine. Mais c’est seulement le 30 janvier que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare l’épidémie de COVID-19 comme « urgence de santé publique de portée internationale ».

Après cette période marquée par l’absence de mesure de la situation, un premier Cluster massif est identifié mi-février en Italie, puis un autre en France, et bientôt en Espagne. Après une période de doute sur la gravité du problème, des systèmes de suivi sont mis en place début mars. Ils permettent de repérer assez vite la hausse de l’épidémie en Europe tandis que les États-Unis, qui semblaient encore épargnés, voient la situation se dégrader subitement. L’OMS déclare officiellement l’état de pandémie le 11 mars tandis que des cas de contamination apparaissent en Afrique, en général liés à des retours de Chine ou d’Europe.

Dans le même temps, l’épidémie semble progressivement sous contrôle en Asie et beaucoup regardent avec étonnement l’aide chinoise arriver en Italie. De fait, il faudra attendre la quasi-généralisation des confinements pour que l’Europe et la majeure partie du monde prennent réellement la mesure de la situation : à la fois l’impact de la pandémie sur la santé, mais aussi et peut-être surtout celui des mesures de contrôle des mouvements des hommes et des biens progressivement mis en place pour freiner la pandémie.

 

Les mesures prises et actions entreprises

Très vite, les alertes commencent à être émises par de nombreuses sources. Recommandations et protocoles commencent à être envoyés au terrain, notamment aux équipes aux Moyen-Orient et en Afrique. Après l’alerte interne déclenchée le 20 janvier, Médecins du Monde produit des notes COVID à partir du 6 février. Des Task Force COVID se mettent également en place (mi-février pour le Comité international de la Croix-Rouge, mi-mars à Coordination Sud, à la même période pour OCHA). En France, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères met en place une Cellule de crise pour conseiller les ambassades et commencer à organiser les rapatriements des Français qui le désirent.

 

Les leçons apprises

Début mars, de nombreux acteurs commencent à visualiser qu’un changement majeur est en cours. Il faut dès lors réfléchir aux possibles retraits de personnes clés dans les équipes, développer des plans de continuité, identifier des mécanismes et outils permettant la réadaptation des activités à distance. Il faut également protéger les équipes, ce qui se fait grâce aux premières mobilisations des financements d’urgence. Certains acteurs (Action contre la faim, Médecins sans frontières…) mettent en place des cellules de crise permettant le suivi épidémiologique et le déclenchement des premières réponses.

À ce stade, on ne constate pas encore d’enjeux d’approvisionnement en matériel et les experts sont peu mobilisés. La réponse passe par les équipes présentes sur le terrain. Dans les pays riches, la lutte contre le virus se fait majoritairement grâce aux femmes – aides-soignantes, infirmières, couturières, assistantes maternelles, femmes de ménage, auxiliaires de vie… – qui travaillent souvent sans protection. Émergent deux enjeux principaux : celui de l’anticipation-préparation, et celui de la protection des soignants.

 

  1. Du 15 mars au 31 mai 2020

Les faits

À cause de la rapide saturation des systèmes de santé, le confinement est décidé en Italie puis en France, et de façon assez disparate dans d’autres pays. Le 13 mars, l’Europe devient l’épicentre de la crise qui se déplacera à partir du 11 avril vers les États-Unis, en particulier dans l’État de New York. Les voyages en Europe et internationaux sont interrompus, les aéroports ferment pour la plupart. C’est le début des confinements qui vont, sous diverses formes, concerner à peu près toute la planète.

Il devient par ailleurs de plus en plus évident que la crise COVID-19 sera aussi une crise sociale. Les mesures de restriction touchent en effet particulièrement les plus précaires qui ne peuvent pas télétravailler. De plus, les écoles ferment, ce qui entraîne des risques de déscolarisation, etc. La situation devient ainsi de plus en plus difficile pour toutes les populations privées de travail, mais aussi d’accès à la nourriture du fait des confinements et des ralentissements des flux internationaux et locaux de produits. Face à ces enjeux, une nouvelle catégorie apparaît : celle des « premiers de corvée » (personnels soignants et d’entretien, acteurs du secteur de l’alimentation, de la gestion des ordures, des approvisionnements en eau, électricité, etc.), souvent peu visibles mais indispensables au fonctionnement des sociétés modernes.

Vers la mi-mai, le confinement est levé dans un certain nombre de pays, dont la France, mais la mobilité limitée reste la consigne. Si l’on observe au même moment une aggravation dramatique dans les Amériques (Brésil, Pérou, États-Unis…), l’Afrique reste encore peu touchée malgré les craintes initiales justifiées par la très faible capacité de nombreux systèmes de santé africains à gérer des épidémies. Enfin, la communauté internationale commence à recevoir des informations plus détaillées sur la réalité de la pandémie en Chine, ce qui vaut à l’OMS d’essuyer une attaque très virulente du Président Donald Trump.

 

Les mesures prises et actions entreprises

Alors que les débats sur les traitements et modes de transmission agitent une partie du monde médical et des médias, les acteurs de l’aide – confinés eux aussi – commencent à revisiter leurs stratégies. La protection du personnel médical est l’une des premières priorités, mais le retrait des équipes expatriées soulève de nombreuses questions sur les capacités locales et leurs articulations avec les expatriés. La mise en place de systèmes de suivi des cas et des situations dans les pays d’intervention (cartes par pays) se systématise au sein des organisations. Avec l’arrêt des visites des sièges et l’inquiétude sur les risques pour les équipes, les enjeux d’identification des personnes à risque prennent de l’importance et les acteurs sur le terrain s’efforcent de définir leur « due diligence » (vérifications nécessaires). Alors qu’il faut mettre en place des systèmes de protection des équipes, notamment médicales (et équiper les agents des ministères de la santé), de nombreuses questions se posent sur les approvisionnements en équipements de protection individuelle (PPE) qui deviennent l’objet d’une véritable compétition internationale. Ainsi, on constate globalement en avril une rupture des stocks de PPE, y compris pour les masques FFP2, entraînant parfois leur réquisition par les autorités. De plus, la multiplication des commandes auprès de la Chine montre l’état d’impréparation de nombreux pays, y compris des pays riches, face au risque pandémique et ceci malgré les nombreuses alertes de ces dernières années.

Dans le même temps, les acteurs de l’aide internationale commencent à détecter des cas positifs au sein de leurs missions, ce qui conduit à un resserrement des protocoles de confinement. De ce fait, les équipes deviennent de plus en plus dépendantes des outils de travail et d’échange à distance, tels que Zoom, WebEx, Teams, Skype, etc. : le début d’une longue période…

La définition des stratégies de réponse pose quant à elle des questions importantes sur les enjeux de priorisation dans le secteur santé (COVID-19 vs. le reste des problèmes médicaux), mais aussi sur l’importance à donner à l’aide sociale, voire alimentaire. On voit ainsi se multiplier les efforts de mobilisation financière pour gérer la crise COVID-19 (26 mars : appel conjoint Croix-Rouge et Croissant-Rouge ; appel de l’ONU), la production d’un corpus très riche de notes techniques (par l’OMS, le Cluster WASH, le projet Sphère, USAID, etc.) et l’implication de think tanks et du milieu universitaire (fin mars, lancement de l’Observatoire COVID-19 du Groupe URD, de celui du CERAH à Genève, du portail COVID-19 d’ALNAP, etc.)

À partir de la mi-mars et en raison des nouvelles conditions de travail, le renforcement des plans de continuité opérationnelle devient l’une des priorités des acteurs humanitaires : il faut adapter les ressources humaines, réfléchir sur les rapatriements, envoyer des missions de relais, identifier les activités nécessaires à maintenir… Il faut aussi faire face aux contraintes d’approvisionnement et certains se lancent donc dans l’appui à la fabrication locale de masques et à la définition de projets capables d’assurer une protection sociale réactive aux chocs. Tandis que la mise aux normes des protections des équipes, partenaires et usagers des projets se finalise dans la plupart des cas fin mars – courant avril, la plupart des grands bailleurs humanitaires mais aussi de développement donnent leur accord pour des adaptations de programmes en termes de contenu (répondre aux différentes facettes de la crise COVID-19) et de modalité (télétravail, suivi à distance, localisation). Dans certains cas, une solidarité locale entre acteurs se développe, avec mise en commun des compétences.

Sur la base de l’expérience d’Ebola, la compétition pour trouver un vaccin commence à faire rage, avec à la fois des enjeux d’accès pour tous face aux risques de préemption par certains États riches (Oxfam lance sa campagne « Free vaccines for all ») et des enjeux liés au temps nécessaire pour que tout vaccin franchisse les nombreux filtres de sécurité sanitaires avant d’être disponible sur le marché. Fin avril, l’OMS lance le COVID Tools Accelerator (ACT), un effort de collaboration internationale visant à accélérer le développement, la production et le partage équitable aux moyens de diagnostic, de traitement et de vaccination, pour lutter plus efficacement contre la pandémie.

 

Les leçons apprises

Cette crise liée à une maladie est désormais clairement une crise globale, et pas seulement de santé publique. Le plaidoyer sur les questions économiques et sociales s’accentue, de même que la nécessité d’une réponse d’ampleur. Ces demandes commencent à recevoir un accueil favorable auprès des grandes institutions financières internationales avec la mise en place de fonds COVID-19 spécifiques. En termes de réponse opérationnelle, de nombreux programmes d’urgence alimentaire via transfert monétaire (« cash ») sont lancés fin avril – début mai.

C’est aussi à cette période qu’apparaissent les premières réflexions sur le monde d’après la pandémie. Les articulations entre risques pandémiques et dégradation de l’environnement commencent à être mieux comprises et à prendre une place importante dans le débat public.

 

  1. À partir de mai 2020 et après…

Les faits

À partir du 22 mai, l’épicentre de la pandémie balance entre l’Amérique latine et l’Inde. L’Europe navigue entre optimisme (liberté de déplacement et une activité économique retrouvées) et reconfinement dans certains territoires (notamment en Espagne). Les cas n’augmentent toujours pas de façon évidente en Afrique, même si la situation est très différente selon les zones. De plus, la détérioration de la situation économique est visible dans de nombreux contextes, au sud comme au nord, et l’accroissement des inégalités est massif.

Par ailleurs, face au phénomène d’infodémie, voire d’infoxication, il devient difficile de comprendre l’évolution de la situation. Une multiplication des rumeurs et des fausses nouvelles qui a des conséquences dramatiques : au 15 août, plus de 600 incidents violents contre des soignants/structures ont ainsi été recensés dans 40 pays.

 

Les mesures prises et actions entreprises

À partir de mai se met en place une initiative originale : le Pont aérien humanitaire, qui implique un réseau d’ONG, le Réseau Logistique Humanitaire et deux bailleurs (DG ECHO et le CDCS). Cette action permet en quelques semaines de ramener sur le terrain plus de 1000 personnes et de transporter entre mai et août 785 000 tonnes de matériel. Tandis que les retours au bureau se font progressivement, tant dans les sièges (le plan « Back to office » du CICR se met en place en août) que sur le terrain, on observe une fatigue généralisée qui touche tous les niveaux des institutions. Par ailleurs, l’annulation d’événements internationaux (Global Cluster, etc.), propres aux ONG (semaine des missions, PAD/Intégration au siège, etc.) et leur remplacement par des visioconférences continuent d’impacter le système. De fait, le confinement des missions a eu des impacts au-delà des activités et l’épuisement des équipes fait peser des risques psychosociaux : il faut gérer cette fatigue, renforcer résilience et bienveillance, mettre en place des accompagnements psychologiques pour ceux qui en ont besoin… De même, il faut prévoir le renouvellement des équipes, les prises de congés et les difficultés financières à venir : autant de mesures d’accompagnement qui coûtent cher et ne sont pas financées par les bailleurs. En France, la préparation d’un plaidoyer par Coordination Sud sur les impacts structurels de la crise sur les ONG en 2021 fait ressortir l’épuisement des fonds propres, conséquence conjuguée de l’annulation des événements de collecte et de nouvelles dépenses liées à la pandémie.

Dans certains contextes encore difficiles ou incertains, des alternatives au confinement sont explorées (notamment par ACF en RDC et au Liban). De plus, avec le recul des mois déjà passés, les directives internationales commencent à évoluer à différents niveaux (masques, définition des cas, cash assistance…). Le 3 juin, une note des Nations unies relative à l’accès COVID (MEDEVAC ou EVASAN) est envoyée aux personnels des ONG.

À partir d’août, les premiers résultats d’études portant sur le traitement médical du COVID-19 sont publiés, suscitant débats et polémiques, notamment dans le cas de de la chloroquine : seule l’efficacité des corticoïdes semble reconnue. En outre, les cas graves commencent à être mieux pris en charge dans les pays qui ont des structures de santé adéquates, ce qui raccourcit la durée des séjours à l’hôpital et fait baisser la tension sur les services d’urgence.

L’agenda de la vaccination devient de plus en plus prégnant avec l’appel Gavi à la mise en place d’un fonds pour la vaccination. Pour autant, la lutte entre les grands laboratoires pharmaceutiques devient de plus en plus féroce, malgré le discours affiché de la collaboration internationale.

Une des craintes émergentes concerne l’impact économique de la crise COVID-19 sur les budgets du développement, crainte aggravée par les annonces de réduction de l’aide britannique. Oxfam lance donc sa campagne pour la redistribution des ressources par les multinationales qui se sont enrichies pendant la crise.

 

Les leçons apprises

Sur le plan stratégique, la prise en compte des leçons tirées des crises sanitaires du passé s’est avérée clé dans de nombreux contextes. À l’inverse, dès que l’on a fait l’économie de ces bilans, la situation est devenue difficile à gérer. Les études sur l’impact social du COVID-19 (économie, genre, exils…) commencent à produire leurs résultats alors que, dans le même temps, les inégalités se révèlent de plus en plus évidentes, reposant la question cruciale de l’importance de la protection sociale. Enfin, beaucoup d’acteurs de l’aide commencent à voir la nécessité d’intégrer le COVID-19 et l’émergence de crises sanitaires probables dans le fonctionnement « normal » des terrains et des sièges.

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