Auteur(s)

François Grünewald

Travailler dans des contextes difficiles, sous fortes contraintes de température et d’humidité, avec des approvisionnements restreints en énergie, pièces détachées et soutien en maintenance a entraîné toute une réflexion chez certains ingénieurs « systèmes », géologues de prospection sur le terrain en zones difficiles (déserts, zones glacées, etc.), militaires des opérations spéciales (qui doivent survivre et opérer dans la discrétion) et acteurs de la santé dans des pays extrêmement pauvres et sans infrastructure (pas d’énergie, pas de système d’évacuation, etc.). Il s’agissait pour eux de définir la résilience des déploiements d’hommes et de matériel dans des conditions durablement complexes. S’ils ont travaillé chacun de leurs côtés, quelques points de convergence ont pu émerger, notamment le fait que cette résilience doive nécessairement s’appuyer sur trois concepts clés : la résistance, l’existence d’options de rechange ou redondance, et enfin les capacités de travailler en mode dégradé.

De notre côté, nous avons pu observer lors de nombreuses missions sur le terrain combien la mécanique humanitaire manquait de résilience : plus de communication, et les fonctions essentielles de collecte d’information, de coordination et de redevabilité modernes sont paralysées. Plus d’énergie, et les outils de base du transfert des hommes et des biens vers les zones d’urgence, l’évacuation de ceux qui doivent être référencés, l’exercice de la santé de catastrophe (gestion des polytraumatisés et recours à l’imagerie médicale) et l’approvisionnement en eau potable deviennent impossibles ou inutilisables.

 

Trois enjeux clés : la robustesse, la redondance et le travail en mode dégradé

 

La robustesse : ne pas casser et mettre en danger l’opération et la survie des victimes

Qui a travaillé quelque peu dans des pays en voie de développement, sans même parler de contexte de crise, a vu des cimetières de matériel agricole, de matériel biomédical ou d’ordinateurs dans les cours de ministères et les entrepôts de trop nombreux projets. Les exemples abondent malheureusement… Du matériel fragile, demandant une maintenance parfois sophistiquée et/ou des budgets pour les pièces détachées. Du matériel hospitalier de deuxième main non réparable en l’absence d’ingénieurs biomédicaux bien équipés. Des véhicules sur cales en l’absence de pneus de rechange, etc. Les acteurs humanitaires fonctionnent eux aussi souvent avec du matériel sophistiqué et difficilement réparable sur place du fait de la courte temporalité de leurs interventions (la durée du matériel n’apparaît pas comme une donnée nécessairement importante puisqu’il faut sauver des vies à court terme) et de l’importance de leurs moyens (en cas de panne, possibilité d’en commander un autre). Ces équipements sont en général abandonnés sur place à la fin de l’intervention, laissant les acteurs locaux avec des espoirs, mais surtout avec la responsabilité de gérer des carcasses parfois dangereuses à stocker. En dehors de la réflexion qui existe à propos des 4×4, essentiels pour le déplacement sur le terrain et pour lesquels les humanitaires de terrain ont souvent des critères bien précis de robustesse (d’autres, et notamment les humanitaires de capitale, privilégieront le confort), la robustesse est rarement le premier critère de choix.

La redondance, ou capacité d’avoir des solutions de rechange

Port-au-Prince (Haïti), janvier 2010 : quelques jours après le séisme, un individu marchant sur le parking de la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) à l’aéroport entend à la radio d’une voiture « Allô Port-au-Prince, ici Jacmel, vous entendez ? Que se passe-t-il chez vous, ici il y a pas mal de dégâts ». C’était la première reprise de contact entre les deux versants des Mornes. Depuis plusieurs années, tout Haïti était passé sur téléphonie mobile et la radio HF n’était plus utilisée que pour certaines procédures de sécurité dans le cadre de déplacements. Le séisme de 2010, comme quelques années plus tard l’ouragan Matthew sur Jérémie, avait mis à terre la logistique des télécoms : système malgré tout fragile, sans possibilité de redondance (pas de plan B si le plan A de communication ne marche pas, et en l’occurrence plus de système de communication radio HF sur panneau solaire, comme par le passé), et enfin difficultés à fonctionner en mode dégradé. Lors du séisme de 2010, on n’avait pu trouver nulle part une quelconque capacité organisée de gestion des situations extrêmes : la Protection civile haïtienne était à l’époque très faible, sans capacité de triage des blessés autour des structures de santé, et le système hospitalier étatique était largement décomposé et remplacé par un système privé, payant et réservé aux élites. Il fallut donc plusieurs jours pour que la zone touchée par l’ouragan Matthew puisse reparler à la capitale, les antennes DIGICEL se trouvant au sol, les ponts emportés, et la radio HF toujours hors service. Heureusement, le message de prévention précédant l’arrivée du cyclone avait réussi à passer, souvent par la radio nationale et les chaînes de télévision, indiquant aux populations de faire des réserves d’eau, de nourriture et de bâches pour se protéger de la pluie, et surtout de rejoindre des sites protégés avant l’ouragan (mais de ne pas se déplacer pendant son passage).

La capacité de fonctionner en mode dégradé

Le corps humain nous donne un parfait exemple de ce qu’est le mode dégradé : système biologique très complexe et doté de multiples mécanismes internes de régulation de sa multifonctionnalité, il se débarrasse progressivement de l’inutile dès qu’il est mis sous stress. Ainsi, plongé dans l’eau froide, le corps humain gardera toute son énergie pour sauver le cerveau, le cœur, le foie, mais considérera tout le reste comme superflu. De son côté, l’évolution de la chirurgie de catastrophe, sous l’influence de la chirurgie de guerre, est également assez parlante tant cette discipline est devenue sophistiquée. Pour les armées actuelles, tout homme doit en effet être sauvé. Sur le champ de bataille, où l’on ne peut réellement soigner, l’objectif de la médecine de guerre moderne est donc de stabiliser le blessé, de le conditionner pour qu’il supporte un trajet, puis de l’envoyer vers une base dotée d’un plateau technique « dernier cri » où il pourra être pris en charge avec toute la sophistication de la chirurgie moderne. Les techniques de triage adaptées à la gestion de grandes quantités de blessés (Mass Casualty Management) sont donc de moins en moins enseignées dans les écoles de médecine des pays développés. Résultat : les déploiements militaires ou d’ONG, quand ils s’appuient sur de jeunes chirurgiens, sont confrontés aux difficultés de ces derniers à travailler sans toute la batterie d’appareils d’observation (imagerie médicale) et de palpeurs des paramètres auxquels ils sont habitués. À l’inverse, les ONG qui font appel à des chirurgiens âgés ou originaires d’Afrique et habitués aux conditions de brousse arrivent à être relativement efficaces. Ceux-ci savent en effet « palper le malade » et ne dépendent pas nécessairement de matériel d’imagerie médicale coûteux, fragile et sophistiqué qui ne résiste pas longtemps dans les contextes d’humidité, de poussière et d’irrégularité de la tension électrique : les « cramages de matériel » pour surpuissance, sous-puissance ou alternance des deux, font écho aux imprécisions des informations obtenues dans des situations de sous-tension électrique entraînant des distorsions d’images. On s’est également rendu compte dans de nombreux contextes que la conception des outils capables de travailler en mode dégradé dépendait largement de réflexions sur la modularité, laquelle permet de décliner au cas par cas un outil en fonction des tâches à réaliser, des contraintes à gérer et des risques à prendre en compte. L’expérience des hôpitaux d’urgence est en cela intéressante : faut-il vraiment avoir toutes les fonctions possibles et donc, dans ce cas, disposer de toute la capacité de génération d’énergie, de fluides, d’analyses à transporter « in and out », à sécuriser sur le terrain, ou alors peut-on définir au cas par cas le minimum nécessaire à insérer dans les structures existantes ?

Dans ce contexte, les réflexions auxquelles conduisent les différents scénarios d’effondrement posent évidemment un certain nombre de questions aux acteurs de l’humanitaire.

 

Quid de l’humanitaire « technologique » face aux scénarios d’effondrement » ?

 

La technologie et la connectivité ont permis l’émergence de toute une palette d’outils de collecte et de traitement des données, comme les tablettes équipées de la suite KoBo. Là où l’on privilégiait auparavant l’expérience, l’analyse croisée et le dialogue, on veut aujourd’hui être « data driven ». Désormais, tous les systèmes des grandes ONG sont équipés de capacités de transfert en temps réel (si connecté par les télécoms) ou décalé (dès que l’on rejoint la « base » et sa station wifi) comme si la vitesse de transmission était en soi un gage de qualité. Or, on oublie bien trop souvent que le nombre de biais de ces outils (notamment le fait que la qualité de ce qu’ils peuvent produire dépend essentiellement de la qualité de l’information et des instructions qu’ils reçoivent) transforme la rapidité de transfert en une entrave à la vérification de la fiabilité. De plus, ces technologies contribuent à une déshumanisation du secteur : comme cela nous a été plusieurs fois rapporté par des populations affectées, les collecteurs de données ne regardent plus les personnes qu’ils interrogent et ne leur parlent plus, posant seulement des questions en tapant sur leur tablette. Il y a quarante ans déjà, Robert Chambers – dans son magnifique ouvrage Farmer first, livre pionnier des approches participatives – avait proposé deux principes clés : l’ignorance optimale (ce qu’il faut réellement savoir pour prendre les bonnes décisions) et l’imprécision appropriée (mieux vaut être 80 % juste à temps que 100 % trop tard). Le secteur a clairement oublié le premier principe en construisant ce qui s’avère souvent des cimetières de data, et n’applique pas le second, bloquant souvent la prise de décision car l’analyse prend plus de temps que prévu. Mais surtout, le secteur se place en situation de dépendance complète vis-à-vis des systèmes de transfert et de traitement des données qui sont en fait extrêmement fragiles : les datas centers, hébergeurs, banques de données et autres clouds seront sans doute parmi les premiers touchés en cas de crise de l’énergie tant ils en dépendent !

La technologisation de l’aide va de pair avec la recherche d’efficacité et de redevabilité. Or, l’impact d’un éventuel effondrement toucherait très rapidement deux des secteurs de pointe de l’humanitaire : les mécanismes de transfert financier et les systèmes d’enregistrement biométrique. Le premier se développe rapidement grâce à la banque mobile et à ses multiples options de transfert financier à la fois en « routine » (filets sociaux) et en urgence (transfert de cash), y compris via des outils mixtes (filets sociaux réactifs aux chocs permettant d’augmenter les transferts en cas de crise alimentaire vers des populations vulnérables préalablement enregistrées). Les transferts financiers se développent également grâce aux coupons, y compris des e-coupons qui sont presque des cartes bancaires sur des comptes mis en place par les agences d’aide pour chaque membre des populations récipiendaires. Ces systèmes demandent des mécanismes de contrôle efficaces qui s’appuient de plus en plus sur le recueil de bio-datas (reconnaissance de l’iris, empreintes digitales, etc.). Le secteur pénètre ici dans des enjeux très sensibles de préservation de la vie privée (d’autant plus que ces opérations se déroulent en général en contexte de crise ou de très mauvaise gouvernance), sans compter qu’il se place en situation de complète dépendance vis-à-vis des flux énergétiques et de communication, lesquels seraient très vite touchés en cas d’effondrement.

Tous les éléments abordés jusqu’à présent posent donc la question de la simplicité et de la rusticité des modalités de l’aide comme une quête à mener ou même une véritable voie d’avenir. Dans le cadre de notre réflexion, la recherche-déblayement en milieu urbain déstructuré (villes bombardées, zone urbaines affectées par un désastre de type séisme ou ouragan) est un secteur intéressant à analyser. Des innovations technologiques ont en effet été réalisées avec un fort pouvoir de sauvetage dans nos pays grâce à l’utilisation de sondes vidéo, de radars infrarouges et de sonars pour repérer les poches pouvant abriter des survivants. Mais la clé du secours reste souvent la capacité de déblayer bloc après bloc, souvent à l’aide de « chaînes humaines ». Si l’on peut bien sûr déployer du matériel sophistiqué, la clé du sauvetage demeure néanmoins la capacité des équipes à travailler de nuit, sous la pluie, dans des conditions extrêmement difficiles et éprouvantes, avec des leviers, des brouettes, des étais. Dès lors, la planification des rotations des femmes et hommes, l’intelligence du leadership sur zone, les approvisionnements en eau et en vivres, la mise en place d’infrastructures minimales pour permettre aux sauveteurs de se reposer un peu avant de repartir, sont aussi – voire plus – importants que la technologie sophistiquée de détection des corps. Et ces mesures continueront de fonctionner sans les apports complexes des drones, de la connectique et des flux d’énergie : bref, elles sont « compatibles » avec un effondrement.

 

Conclusion

 

Personne ne sait comment se dérouleront les effondrements ni même s’il s’en produira. L’humanité aura-t-elle trouvé les solutions énergétiques qui lui permettront de faire fi des dangers et risques présentés ci-dessus et de se passer de la « voie frugale » ? Ou sera-telle contrainte par la force des choses à s’émanciper de ces tendances toujours plus complexes, digitales et connectées ? Saura-t-elle retrouver un chemin vers la résilience des systèmes : robustesse, développement d’options de redondance et capacité à travailler en mode dégradé ?

Tout ceci pourrait sembler relever du bon sens, y compris pour ceux qui travaillent au quotidien dans et sur les crises, c’est-à-dire en milieu dégradé, mais c’est hélas loin d’être le cas. Les sirènes de l’innovation technologique couvrent souvent celles de l’innovation sociale. Les InnovLab et autres producteurs de logiciels et d’application sont maintenant légions chez les humanitaires. Attention au réveil !…

 

François Grünewald – Groupe URD
Directeur Veille & prospective

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