Auteur(s)

Marjolaine Bert

Les camps de réfugiés constituent souvent des exemples typiques de contextes complexes et dégradés. À ce titre, l’île grecque de Lesbos est le hotspot9 de l’Union européenne à la frontière turque. En 2019, 27 000 migrants y sont arrivés en provenance de divers pays asiatiques et africains. L’île, déjà confrontée à une récession économique forte, accueille actuellement plus de 20 000 demandeurs d’asile, alors même que le principal camp, Moria, est calibré pour accueillir au maximum 2 500 personnes. Chaque année, la durée d’attente pour l’étude des demandes d’asile s’allonge et il faut désormais jusqu’à trois ans pour obtenir le premier rendez-vous. Pendant ce temps, les migrants sont confrontés à une promiscuité extrême, des habitats insalubres, l’absence de chauffage l’hiver, un accès compliqué à l’hygiène, des violences physiques et sexuelles et des tensions communautaires10.

Face à l’urgence humanitaire, les acteurs de terrain déploient des actions de solidarité qui créent souvent un phénomène de dépendance envers l’assistance (importation et distribution de nourriture, de vêtements, etc.). Comment alors préserver la dignité et l’autonomie des demandeurs d’asile et tirer profit de leurs compétences et de leur grande disponibilité de temps ? Les savoir-faire low-tech, l’innovation frugale (aussi appelée juggad) et l’économie frugale pourraient-ils inverser les postures aidés-sauveurs, apprenants-enseignants et le rapport Nord-Sud ?

Par ailleurs, l’action humanitaire conventionnelle intègre peu les questions environnementales (distribution quotidienne de dizaines de milliers de bouteilles d’eau et de barquettes plastiques, couvertures brûlées après usage, installations de WC sur fosses septiques qu’un défilé de camions vient vider, etc.) Dans un monde interconnecté et dont les enjeux sont interdépendants, les problématiques enviro-climatiques et de limitation des ressources jouent une place majeure dans les causes des migrations : guerres liées à des enjeux géostratégiques d’accès à l’énergie pétrolière, désertification et moindre performance des terres vivrières, instabilités politiques liées à l’extraction de métaux non renouvelables nécessaires à l’activité nucléaire, à la fabrication des téléphones, etc. Comment mener alors une action impactante et cohérente limitant les externalités négatives ?

Dans un contexte de forte limitation des ressources, notamment financières, la question de l’efficience des solutions se pose, et pas seulement celle de leur efficacité. À titre d’exemple, distribuer de petits radiateurs électriques est efficace pour chauffer des tentes… sauf si l’électricité n’est disponible que quatre heures par jour, qu’ils tombent en panne rapidement et qu’il n’est pas possible de les réparer sur place.

 

« Low-technologies » : de quoi parle-t-on ?

 

Les low-technologies, alias « low-tech », (ou « basses technologies » en français) sont des systèmes techniques simples répondant aux besoins de base : habitat, accès à l’énergie et à l’eau, production et conservation des aliments, etc. La low-tech questionne le besoin et invite à aller à l’essentiel en supprimant le superflu. Une low-tech, c’est par exemple un pédalier multifonctions, un cuiseur solaire, une petite éolienne Piggott, etc.11 Ces systèmes doivent être accessibles, à la fois en termes d’économie (coût d’achat, frais d’usage, etc.) et en termes de compétences (possibilité de les auto-fabriquer et de les réparer, facilité d’utilisation, information disponible en open-source12, etc.) Ainsi, qu’ils soient exprimés ou latents, les besoins peuvent être abordés au plus près des premières personnes concernées (dans une logique de subsidiarité) et une diffusion large de ces systèmes contribue à la dynamique économique du territoire.

Par ailleurs, ces systèmes sont écologiques/durables, c’est-à-dire sobres (logique Negawatt, 5R), solides, pérennes, réparables, modulables et évolutifs, à faible impact carbone et peu énergivores sur l’ensemble de leur cycle de vie. De plus, ils sont fabriqués à partir de matériaux locaux renouvelables ou recyclés, produisent peu de pollution et déchets, sont recyclables, etc.

Chaque technologie est adaptée à son propre contexte, à la fois en termes de besoins, de ressources matérielles et humaines disponibles et de contextes socio-culturels. À Lesbos, les membres de « Low-tech with Refugees » fabriquent notamment des matelas isolants pour les tentes à partir de la mousse des gilets de sauvetage échoués sur les plages, des batteries externes de recharge de téléphone à partir de vieilles batteries d’ordinateurs, des frigos du désert à partir de seaux et de tissus de récupération qui permettent de garder les aliments et médicaments au frais sans électricité.

Ces technologies, accessibles, réplicables et souvent auto-construites, sont appropriables par les populations. Elles valorisent leurs savoir-faire, renforcent leur autonomie/empowerment13 et contribuent à une plus grande résilience individuelle et collective. L’expérience de « Low-tech with Refugees » montre combien l’apport des low-tech est essentiel, pas seulement pour répondre aux besoins physiologiques, mais aussi pour gagner en dignité, renforcer la confiance en soi, permettre de se rendre utile socialement au profit de sa communauté et valoriser/développer des savoir-faire utiles à une future insertion professionnelle.

La low-tech ne qualifie pas uniquement des systèmes techniques et des savoir-faire : elle désigne également une philosophie, des modes de vie et une approche. Sur le terrain, la pertinence d’une solution tient seulement à 30 % de la qualité de la solution technique elle-même : la démarche d’adaptation et d’intégration au contexte, aux besoins, aux ressources locales disponibles et aux spécificités culturelles s’avère en effet essentielle. De même, la manière de déployer la solution technique doit elle aussi être la plus intégrée, holistique et appropriée possible.

Pour mettre en œuvre une nouvelle low-tech, le projet « Low-tech with Refugees » suit une méthode en cinq étapes :

  • Étape 1 : Design collaboratif et prototypage de la solution en partant des besoins (la majorité des membres de l’équipe est constituée elle-même de bénéficiaires-utilisateurs) et en analysant les ressources disponibles localement (matériaux, compétences) pour s’assurer que le système est réellement adapté et pas simplement dupliqué.
  • Étape 2 : Préparation des matériaux, notamment en organisant des « chasses aux déchets ».
  • Étape 3 : Ateliers collaboratifs animés par les membres de la communauté pour fabriquer les objets low-tech et apprendre à les utiliser.
  • Étape 4 : Utilisation de la solution et retours d’expérience pour alimenter l’amélioration continue.
  • Étape 5 : Capitalisation de l’expérience de manière open source pour la partager avec d’autres.

Ainsi, pour le projet « Low-tech with Refugees », les low-tech et la résilience sont à la fois la fin et le moyen du projet. La sobriété technologique invite à aller à l’essentiel en intégrant de manière cohérente la complexité et l’interdépendance des enjeux sociétaux en une même action.

 

Les enjeux d’une démarche low-tech

 

Les migrants venant en Europe s’attendent généralement à un plus grand confort matériel. La sobriété technologique, induite par le contexte dégradé et la limitation des ressources, sera alors subie et non choisie. À titre d’exemple, le frigo du désert surcyclé14, inspiré de techniques traditionnelles de conservation, est utilisé dans le camp de Moria, faute de mieux et de réfrigérateur électrique. Parfois, cette préférence technologique tient uniquement à l’image sociale de l’objet low-tech et il s’agit alors de valoriser socialement cette image.

Les bénéficiaires sont souvent focalisés sur la réponse à leurs besoins, et s’intéressent peu aux questions environnementales. Il n’est donc pas utile de mettre en avant ces aspects, sauf s’ils induisent une amélioration directe des conditions de vie à très court terme. Ainsi, peu importe par exemple que les cuiseurs économes en bois limitent la coupe des oliviers dans les vergers qui bordent les camps ; l’intérêt pour les bénéficiaires est qu’ils permettent d’avoir moins de bois à transporter et d’améliorer la relation avec les fermiers grecs voisins.

La démarche low-tech implique d’intégrer de nombreux enjeux et facteurs dans la réflexion, de préparer l’action, de l’ajuster de manière incrémentale et de collaborer avec l’écosystème d’acteurs locaux. Le critère économique n’est pas le seul à guider un achat ou le choix d’un moyen de transport. Par conséquent, la mise en œuvre de solutions simples et la communication qui l’accompagne peuvent être temporairement complexifiées : le grand public comprend plus facilement l’intérêt « de sauver un réfugié de la noyade » ou « de planter un arbre » que « d’utiliser les low-tech dans les camps » ou « de gérer durablement la forêt ». Un travail de sensibilisation et de pédagogie doit alors permettre d’accompagner l’action et de la rendre lisible.

Dans l’urgence, il est toujours plus simple de prendre des décisions similaires à celles déjà prises par le passé, de rester dans des schémas connus, de reproduire des solutions et fonctionnements conventionnels. Ainsi, déployer des solutions techniques et des démarches low-tech requiert un accompagnement au changement et le dépassement de divers freins, notamment psychologiques et institutionnels. Pour cela, il peut être utile de valoriser les opportunités organisationnelles qu’une approche low-tech offre en termes d’agilité, de transversalité, de limitation des dépenses budgétaires à court et long terme, de levée de fonds en répondant aux attentes de bailleurs sensibles aux questions environnementales et à la pérennité de l’impact, etc.

Ainsi, quel que soit le champ d’activité des acteurs de la solidarité, la démarche low-tech permet de mieux appréhender les enjeux sociétaux et les spécificités locales par une action simple et impactante.

« EKO! » est une association reconnue d’intérêt général qui porte des projets positifs et innovants pour un développement durable et solidaire15. Elle favorise les épanouissements et les résiliences individuels et collectifs respectueux de la nature et des cultures. Elle porte notamment le projet « Low-tech with Refugees »16 dont le volet d’action principal se déroule dans les camps de Lesbos : ouverture d’un « Low-tech Makerspace », formations à la permaculture et à la réparation de vélos et ateliers de fabrication de low-tech.

 

Marjolaine Bert, fondatrice et présidente de l’association « EKO! » et du projet « Low-tech with Refugees », porteuse de projets au sein du collectif du « Low-tech Lab », entrepreneuse sociale et coordinatrice de projets dans le développement durable et solidaire.

  1. Centre d’accueil et de sélection où les migrants sont enregistrés pour demander l’entrée en Union européenne
  2. Pour plus d’informations sur le contexte du projet « Low-tech with Refugees » : https://medium.com/low-tech-lab-les-news/low-tech-%C3%A0-lesbos-des-solutions-simples-et-durables-aux-mains-des-migrants-1f6c276650c0
  3. Pour plus d’exemples de low-tech, voir la plateforme de tutoriels de l’association « Low-tech Lab » : www.lowtechlab.org
  4. L’open source, « code source ouvert » en français, qualifie un logiciel, une œuvre ou un contenu, libre de droit d’auteur et libre de redistribution, sous des licences CC-BY-SA par exemple. Le code source ou l’œuvre initiale pouvant être améliorées par tout le monde, l’open source facilite non seulement la diffusion, mais aussi la collaboration.
  5. L’empowerment est le processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles il est confronté. Ce processus contribue directement à la capacité d’émancipation.
  6. Le surcyclage, upcycling en anglais, est un recyclage dont la valeur du nouvel objet est plus élevée que l’objet d’origine. Le bénéfice pour l’environnement, l’économie circulaire et le réemploi est donc supérieure à celui d’un recyclage vers le bas.
  7. Pour plus d’informations sur l’association « EKO ! » : www.asso-eko.org
  8. Voir la vidéo de présentation du projet « Low-tech with Refugees » : https://www.youtube.com/watch?v=z7C-igZIzQA&index=2&list=LLu6mFdACj_quODcUujiT62Q
  9. Centre d’accueil et de sélection où les migrants sont enregistrés pour demander l’entrée en Union européenne
  10. Pour plus d’informations sur le contexte du projet « Low-tech with Refugees » : https://medium.com/low-tech-lab-les-news/low-tech-%C3%A0-lesbos-des-solutions-simples-et-durables-aux-mains-des-migrants-1f6c276650c0
  11. Pour plus d’exemples de low-tech, voir la plateforme de tutoriels de l’association « Low-tech Lab » : www.lowtechlab.org
  12. L’open source, « code source ouvert » en français, qualifie un logiciel, une œuvre ou un contenu, libre de droit d’auteur et libre de redistribution, sous des licences CC-BY-SA par exemple. Le code source ou l’œuvre initiale pouvant être améliorées par tout le monde, l’open source facilite non seulement la diffusion, mais aussi la collaboration.
  13. L’empowerment est le processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles il est confronté. Ce processus contribue directement à la capacité d’émancipation.
  14. Le surcyclage, upcycling en anglais, est un recyclage dont la valeur du nouvel objet est plus élevée que l’objet d’origine. Le bénéfice pour l’environnement, l’économie circulaire et le réemploi est donc supérieure à celui d’un recyclage vers le bas.
  15. Pour plus d’informations sur l’association « EKO ! » : www.asso-eko.org
  16. Voir la vidéo de présentation du projet « Low-tech with Refugees » : https://www.youtube.com/watch?v=z7C-igZIzQA&index=2&list=LLu6mFdACj_quODcUujiT62Q

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