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Tin Tin Htar Myint

Pouvez-vous tout d’abord nous décrire la situation générale et humanitaire actuellement au Myanmar ? Comment en est-on arrivé là ?

La crise au Myanmar est à la fois une crise des droits humains et une crise humanitaire. Elle trouve ses racines dans la guerre civile qui oppose depuis plus de 70 ans les ethnies minoritaires et l’armée birmane, et la répression militaire contre les civils causant d’innombrables difficultés particulièrement importantes depuis 1962.

Le 1er février 2021 a eu lieu le dernier coup d’État en date qui est le plus désastreux que le Myanmar ait connu. Les manifestations pacifiques qui l’ont suivi dans les premières semaines ont vite été réprimées de façon violente et meurtrière par les forces de l’ordre. Le mouvement de désobéissance civile (Civil Disobediance Movement – CDM), largement suivi par les soignants, les professeurs et les fonctionnaires, a considérablement impacté et affaibli tous les secteurs publics, notamment l’éducation, la santé et le transport. À la suite de cette répression brutale, beaucoup d’opposants ont fui dans les zones frontières dites « libres ». Ainsi, actuellement plus de 50 % du territoire du pays n’est plus sous le contrôle du régime militaire mais sous celui d’une administration locale, d’un gouvernement d’opposition (NUG – National Unity Government) ou d’organisations ethniques (Karen, Kachin, Chin, Bamar et Rakhine).

En septembre 2021, le NUG a déclaré une guerre de résistance au côté des organisations ethniques. En 2023, la crise s’est encore aggravée et fin juillet 2023, on comptabilisait plus de 14 000 affrontements armés et plus de 1 000 frappes aériennes (carte 1). À l’heure actuelle, on estime qu’environ 1,9 million de personnes ont été déplacées, dont 1,6 million à l’intérieur du pays, et qu’environ 75 000 biens civils ont été brûlés ou détruits depuis le 1er février 2021, y compris des maisons et des lieux de culte. Environ 17,6 millions d’habitants ont besoin d’aide humanitaire, soit un Birman sur 3, environ quatre millions d’enfants sont déscolarisés3 et seulement 45 % auraient reçu la première dose de vaccin D-T-Polio (35 % pour la troisième dose).

Enfin, en mai 2023, le cyclone Mocha – la pire catastrophe naturelle survenue dans le pays depuis plus de dix ans – et les inondations endurées lors de la mousson ont encore amplifié les besoins humanitaires dans l’ensemble du Myanmar.

 

Dans un tel contexte, l’aide peut-elle être neutre ?

Parmi les principales causes de la crise humanitaire au Myanmar, on retrouve la violation des droits humains, la répression et les crimes de guerre. Aussi, essayer uniquement de réduire la crise humanitaire sans traiter ces problèmes revient à ignorer et même à accepter ces crimes et ces violations. L’agonie du Myanmar est palpable et si la guerre civile a beaucoup affecté le pays, les événements de 2021 sont d’une toute autre nature : il ne s’agit en effet ni d’une guerre ni d’une lutte entre des organisations politiques ou ethniques mais du soulèvement de tout un peuple contre une junte illégitimement au pouvoir. Le régime militaire persécute désormais son propre peuple avec une violence extrême, bombardant les écoliers durant les heures des cours et les civils lors des festivités religieuses, emprisonnant les enfants pour faire chanter leurs parents qui participent aux manifestations, sans oublier les arrestations des soignants qui viennent secourir les blessés, les contraintes imposées aux camions humanitaires (la nécessité d’autorisations de déplacement) et le blocage des aides humanitaires. Ce qui se déroule actuellement à huis clos dans le pays va bien au-delà des affrontements politiques ou idéologiques : nous sommes face à une barbarie absolument inhumaine.

Dans le cas du Myanmar, respecter les principes de neutralité ou d’impartialité va donc à l’encontre des valeurs d’humanité. Collaborer avec un tel régime de terreur n’est pas sans risque de manipulation pour les organisations humanitaires tant la junte militaire cherche à tout prix reconnaissance et légitimité de la communauté internationale. Toute collaboration est de facto considérée comme une approbation de la barbarie commise par les militaires et n’est en aucun cas neutre. Le peuple tout entier ayant clairement rejeté ce régime depuis février 2021, tout acte de ce genre est contraire à sa volonté. Dans ce contexte, la neutralité n’est ni viable ni éthique et elle ne peut mener à la paix car, non seulement elle ne traiterait pas la cause fondamentale de la crise, mais elle serait totalement contreproductive.

 

Comment se déroule actuellement l’aide internationale au Myanmar ?

Les organisations non gouvernementales et internationales classiques sont bloquées face à l’impossibilité d’agir dans les zones de conflits armés où les besoins sont immenses. L’aide humanitaire passe au compte-gouttes, tout comme les populations locales qui cherchent à fuir les dangers, car le régime a mis en place une stratégie dite des « 4 coupures » : coupure de nourriture, de fonds, d’information et de recrutement. De plus, les organisations non gouvernementales internationales font l’objet de réglementations administratives encore plus strictes. Ainsi, au cours du premier trimestre 2023, seulement 1,4 million de personnes ont bénéficié d’une aide humanitaire (soit 31 % de l’objectif du plan d’intervention humanitaire 2023). Dans le cas du cyclone Mocha, les autorisations de déplacement ont été suspendues dans les zones sinistrées, notamment pour accéder aux ethnies minoritaires et aux Rohingyas. Les activités des employés et leurs mouvements sont scrupuleusement surveillés. Les camions de vivres ne peuvent pas parvenir aux endroits nécessaires mais sont sous le contrôle des militaires. En outre, fin juillet, seuls 25 % des fonds nécessaires à la couverture des besoins avaient été reçus pour le cyclone Mocha. Enfin, avec la nouvelle loi pour les organisations à but non lucratif de fin 2022, il existe de plus en plus de risques d’intimidation et de représailles envers les familles des employés.

 

Quel est le rôle de la diaspora birmane aujourd’hui en matière d’aide humanitaire ?

Avant toute chose, il convient de préciser que la diaspora birmane est la première source d’information et de témoignage sur la crise en dehors du pays. Les communications personnelles à travers les réseaux sociaux, mais aussi les images et les informations circulent largement. Grâce à cela, le monde « extérieur » est informé quasiment en temps réel de la situation, y compris et même surtout dans les régions où Internet et les routes sont systématiquement coupés. Les zones de guerre ne sont pas accessibles aux journalistes étrangers ou birmans car ils sont constamment pourchassés par les militaires. Ces témoignages et informations, captés par des citoyens-journalistes sur place et relayés par les différentes diasporas birmanes, permettent ainsi d’évaluer en continu l’ampleur de la crise et son évolution.

La deuxième activité majeure de la diaspora consiste à collecter des fonds pour financer l’aide humanitaire. Cela peut prendre plusieurs formes : tombolas, enchères ou « simples » donations. La collecte est souvent réalisée par des groupes de soutien ou des associations. Le transfert de l’argent se fait par « Hundi », un système de transfert indien qui convertit les dons en euro en kyat (monnaie locale birmane) chez un agent de change qui a un compte bancaire en euro en Europe et un autre en kyat au Myanmar. Cet agent verse l’équivalent en kyat de la somme donnée en euro à un agent local, s’il s’agit d’une association ou organisation, ou bien directement aux bénéficiaires. À l’heure actuelle, le transfert d’argent entre comptes birmans est scrupuleusement surveillé et le moindre soupçon peut entraîner des années de prison ou de la torture. De ce fait, les transferts entre comptes bancaires birmans se font en petites sommes et vers plusieurs comptes. Enfin, dans les villages sans système bancaire, l’argent est transféré à un commerçant local auprès duquel les villageois peuvent venir chercher des sacs de riz, de l’huile et des produits de base. C’est aujourd’hui le seul moyen ou presque de transmettre de l’aide jusque dans les zones de conflit.

En ce qui concerne la santé et l’éducation, le système en place a été lourdement affecté par le coup d’État et la répression. De plus, parce que le mouvement de désobéissance civile a été initié par les médecins et les soignants, ceux-ci sont devenus la cible privilégiée des militaires. À cause de cela, beaucoup de médecins ont quitté leurs familles et leurs villes pour aller dans des lieux cachés ou des zones libérées. Par ailleurs, dans les villes et villages sinistrés par les bombardements et les incendies, les hôpitaux et les écoles ont souvent été prises pour cibles. Aussi, ces réfugiés, autrefois soignants et professeurs d’écoles dans les services publics, deviennent des bénévoles dans les zones de guerre afin de s’occuper des services de soins et d’éducation. Ils y travaillent en collaboration avec leurs confrères et consœurs des diasporas qui donnent des cours en ligne et qui fournissent des matériaux et des médicaments.

 

En conclusion, comment organisations humanitaires classiques et diaspora birmane peuvent-elles être complémentaires ?

Face aux situations et défis décrits ci-dessus, il est tout d’abord impératif que les organisations internationales travaillent directement avec les organisations locales, c’est-à-dire sans passer par leurs antennes sur place. Les avantages de ces groupes locaux sont leur accès direct à la population et leur meilleure connaissance du terrain. Cependant, la plupart de ces organisations ont été créées après le coup d’État et n’ont pas été enregistrées légalement. Par manque de moyens et d’expérience, elles n’ont pas la capacité de monter de grands projets et de respecter toutes les règlementations habituellement demandées par les grands bailleurs de fonds. Les membres de ces groupes utilisent d’ailleurs souvent des pseudonymes pour des raisons de sécurité et n’ont pas de contact direct avec les organisations internationales.

Quant aux antennes des organisations internationales au Myanmar, malgré leurs expériences et compétences, elles restent peu efficaces et sans accès aux populations cibles. Leurs activités sont donc très limitées, sans oublier qu’à la suite de la nouvelle loi birmane, leur collaboration avec les organisations locales birmanes n’est plus possible, car cela compromettrait la sécurité des différentes personnes impliquées.

De son côté, la diaspora – grâce à ses réseaux – permet de faire des liens entre le terrain et les organisations internationales. Elle peut aider à trouver des groupes locaux appropriés en fonction des missions des organisations internationales, mais aussi à participer à la définition des projets afin de s’assurer qu’ils répondent aux besoins locaux tout en respectant au mieux les règles demandées par les organisations internationales. Enfin, la diaspora peut aider à trouver des solutions pour les transferts de fonds et se mobiliser pour réfléchir avec les différents partenaires à la manière dont les organisations internationales pourraient assouplir certaines règles qui ne sont pas adaptées à des situations comme celle-ci. Pour conclure, dans une telle impasse humanitaire comme celle du Myanmar, la diaspora peut jouer un rôle fondamental en tant qu’interface pragmatique et nécessaire entre les acteurs humanitaires et les populations en grande difficulté.

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